Après des années de silences en France, Junji Ito a enfin le vent en poupe et les éditions Mangetsu et Delcourt / Tonkam rivalisent pour éditer peu à peu l'intégralité des œuvres de ce maitre du manga d'épouvante. Mais ses talents ne s'arrêtent pas seulement à ces frontières là et Raspoutine, Le Patriote nous laisse découvrir une approche beaucoup plus réaliste et ouvertement politique de l'artiste.
Comme l'avait prouvé son adaptation de La Déchéance d'un homme d'après Osamu Dazai, Junji Ito n'a pas forcément besoin de plonger dans l'horreur la plus graphique pour exposer avec justesse et cruauté la part sombre de l'âme humaine et la pression anxiogène de la société moderne. Forcément moins « commercial » qu'un classique comme Spirale ou Tomie, Raspoutine, Le Patriote procède pourtant d'une même cohabitation entre un trait étrangement réaliste, précis et intensément psychologique, mais où l'inconcevable vécu par le personnage le fait glisser vers une atmosphère plus angoissante, voir effrayante. Pas de fantastique ici, mais l'évocation de la véritable injustice vécue par un diplomate japonais, Masaru Sato, incarcéré et poursuivi pour diverses malversations, trahisons, espionnages et autres abus de confiance. Lui se clame innocents et l'état semble surtout intéressé par l'opportunité de faire tomber son mentor, Mineo Tsuzuki, député aux méthodes et à la popularité qui dérange. Face à un procureur des plus vindicatifs et motivé par un avancement probable de sa carrière, devant subir le courroux d'une opinion publique et d'une presse comme toujours prompte au lynchage systématique, Masaru doit tenir tête afin d'éviter l'aliénation totale menant à la trahison.
Un bouc émissaire que l'on suit autant dans la succession d'interrogatoires qui tournent aux joutes verbales et techniques sans pitié, que par les flashback reconstituant sa lente ascension autant au sein de la bureaucratie japonaise qu'au sein du monde politique russe, entre coups d'état, KGB et perestroïka. Au cœur des enjeux : la rétrocession des îles d'Hokkaido par la Russie. Une affaire d'état et une affaire humaine souvent complexe et d'autant plus exigeante qu'il est évident à la lecture qu'il manque quelques clefs aux lecteurs français pour en embrasser toute la portée. Quelques pages supplémentaires donnant un peu de contexte et autres précisions sur les différents système politiques et judiciaires aurait été bienvenus, même si le scénario fait de son mieux pour rester accessible, pour plus verser dans le thriller que dans l'essais politique. Série en six tomes publiés au Japon au début des années 2010 dans la célèbre revue seinen Big Comic de Shôgakukan, Raspoutine, le patriote est aussi particulièrement notable dans la carrière de Junji Itô puisque c'est la seule collaboration de longue haleine avec un scénariste. Pas n'importe qui en l'occurrence puisque Takashi Nagasaki fut le collègue privilégié de Naoki Urasawa sur Master Keaton, Pluto, Billy Bat et le créateur d'Inspecteur Kurokôchi ou King of Eden. Une plume particulièrement solide, déjà largement versée dans les codes du récit à suspens, du polar mais aussi des toiles politiques et diplomatiques, finalement idéale pour adapter cette autobiographie kafkaïenne. L'alliance de ces deux talents, aboutit à une série oppressante, tendue et complexe où est mis en évidence les perversités du système judiciaire japonais et de l'individualisme des institutions du pays.

