Sam Raimi à la tête d'un film d'horreur à petit budget, dont la tête d'affiche se fait martyriser pendant 90 minutes, où des yeux éjectés de leurs orbites finissent dans la gorge d'une victime beuglante, où des possédés profèrent des insanités en lévitant à deux mètres du sol : beau programme que celui de Jusqu'en Enfer, qui se double d'une inattendue parabole sur le capharnaum financier actuel.
Qu'est-ce qui a bien pu précipiter la société capitaliste dans le gouffre de la récente crise financière ? Une culture de la cupidité au détriment de tout ordre moral ? Une apologie de la pyramide sociale poussant beaucoup à percer, tels des bulldozers, une foule de concurrents potentiels ? Ou une peur panique d'être laissé pour compte, peut-être, et de se voir voler sa part du gâteau par plus gourmand que soi ? Ces questions éthiques, Sam Raimi n'a pu se les poser qu'indirectement lors de la gestation de Jusqu'en Enfer, lui et son frère Ivan ayant écrit le script il y a quasiment une décennie. C'est dire si, derrière l'apparente légèreté de son train fantôme (lequel s'impose accessoirement comme le film d'horreur le plus jouissif des années 2000 !), Raimi a très bien compris avant tout le monde ce qui allait gangréner sa nation, par extension le reste du monde, et les damner sur le long-terme. On retrouve à ce titre dans Jusqu'en Enfer toute la sève thématique d'Un plan simple, où l'argent, à la manière d'une divinité funeste, allait jusqu'à posséder des âmes supposément pures, les retournant violemment contre leurs proches (mince, ça ne serait pas le scénario d'Evil Dead ?!). Plus encore qu'en 1998, le cinéaste est aujourd'hui on ne peut mieux placé pour traiter de ce culte pécunier, de cette idôlatrie des élites, lui qui en est venu en une décennie à gérer trois des projets les plus coûteux de l'histoire du Septième Art. Questionnant son rapport même au Cinéma à travers une série B à petit budget (moins de vingt millions de dollars, ce qui est déjà considérable comparé à l'enveloppe des Evil Dead), Sam Raimi place Jusqu'en Enfer dans la continuité thématique logique des Spider-Man. Au point de reprendre quasi-intactes certaines séquences et d'en inverser le point de vue, comme il a coutume de le faire depuis le début de sa carrière. Ainsi dans Spider-Man 2, tante May suppliait un banquier froid comme un iceberg de lui accorder un prêt, qui lui éviterait d'être expulsée de chez elle. Le représentant du système était ouvertement dépeint comme le méchant. Dans Jusqu'en Enfer, une vieille gitane connaît la même sentence. A la différence que la banquière qui lui fait barrage est désormais l'héroïne de l'histoire, et c'est là le coeur même du sujet.
Peu importe que les motivations qui poussent le personnage d'Allison Lohman à acculer une proie sans défense puissent se comprendre (frustration liée à l'enfance, complexe social, rejet de sa belle-famille, etc.). Raimi, selon une démarche jusqu'au-boutiste qui force le respect, s'évertue à confronter Christine à ses responsabilités au fur et à mesure que le drame se resserre, et que la malédiction lancée par la « victime » se montre de plus en plus menaçante. Peu importe aussi que cette victime soit loin d'être blanche comme l'agneau. Personne ne l'est, dans Jusqu'en Enfer, et c'est justement ce qui en fait l'attrait principal. Cumulant constamment plusieurs niveaux de lecture, toujours opposés, le film décrit une société de l'argent qui, en confondant altruisme et rémunération, se mord la queue et sombre, dans l'indifférence générale (voir la très impressionnante résolution de l'intrigue), en plein chaos. Avec un art du tragicomique que n'aurait pas renié Molière (largement saupoudré de slapstick, tout de même), Raimi narre l'histoire d'un bouc-émissaire, désigné le plus aléatoirement du monde pour essuyer la culpabilité d'une société entière. Culpabilité que l'on se refile ici à travers la figure d'un bouton, dont la forme et la couleur synthétisent la notion de monnaie. Bouleversant, hilarant, tendu comme un arc - et la plupart du temps les trois à la fois, Jusqu'en Enfer est une fable moderne étourdissante de pertinence et d'humanité. Fable qui réveille, et c'est peu dire qu'on l'espérait, le Sam des glorieuses eighties, un narrateur visuel de génie capable d'aligner les idées les plus extrêmes, les gags les plus macabres et les chocs horrifiques les plus drôles sans que le rire n'annule jamais la peur, ni le contraire. Un prodige de cinéma d'épouvante donc, qui nous rappelle pourquoi nous étions tombés amoureux du réalisateur de Evil Dead.