En deux films, Joel Schumacher avait évincé le Dark Knight des écrans, tout en se payant le luxe de traumatiser les rétines de ses fans. Devant la déferlante des productions Marvel, devenus seuls maîtres à bord de l'industrie des super-héros à Hollywood, on n'osait même plus évoquer un retour de DC, l'éternel challenger. Tandis que Pitof et sa Catwoman nous miaulait pitoyablement dans l'oreille d'oublier tout espoir, la Warner décidera d'effectuer un virage à 180°, bien décidée enfin à tirer profit des leçons de Marvel.
Les premières images de Batman Begins sont simples : sur fond de crépuscule, des milliers de chauves-souris recouvrent de leurs ailes le fameux logo du héros, dont le design élude les rondeurs des films de Tim Burton et Joel Schumacher. Surprise, le titre du film lui-même n'apparaîtra qu'au générique de fin, Christopher Nolan décidant d'ouvrir son œuvre caméra à l'épaule, sur une séquence de prison tout droit sortie d'un polar des seventies. Ce parti pris se répercutera en toute logique sur l'ensemble du métrage : toute l'imagerie de Batman se voit ici considérablement atténuée, de la batcave (une simple caverne non aménagée) à la batmobile (un tank), du logo donc (vaguement inspiré d'une chauve-souris, et flou lorsqu'il est projeté dans le ciel de Gotham) à l'environnement à proprement parler (plus proche de la mégalopole moderne que des délires gothiques de Tim Burton). Même Hans Zimmer, en charge de trouver un leitmotiv au personnage, ne martyrisera pas trop ses synthétiseurs au-delà de quelques resucées d'USS Alabama, réduisant sa phrase musicale à une demi-douzaine de notes. Zimmer qui, sans doute jugé trop pompier par son réalisateur, devra confier sa baguette au plus subtil James Newton Howard pour l'ensemble des scènes intimistes.
D'un film de super héros, on attendrait également des scènes d'action hautes en couleurs, propices à souligner les capacités physiques extraordinaires du protagoniste éponyme. Reste que Nolan ne semble pas non plus réellement emballé par cet aspect du cahier des charges, encore moins si on lui impose de concurrencer les chorégraphies les plus élaborées de ses petits camarades. Fin stratège, le réalisateur exclue d'emblée tout risque de transformer le vigilante en ballerine, lors d'un défi lancé à Bruce Wayne par Ducard, simili-Maître Jedi superbement campé par Liam Neeson. Après avoir commenté, en se défendant sagement, les techniques d'attaque du jeune milliardaire (« prise du tigre » ; « prise de la panthère »), le mentor coupe court à toute tentative de combat esthétique : « ceci n'est pas une danse », lance-t-il avant d'offrir un coup de tête sauvage à son élève. Dès lors, impossible d'appréhender les démonstrations de force de Batman comme autant d'exhibitions martiales. Brutal, sec, sans détour, le film de Nolan accumule les scènes d'action chaotiques, littéralement hachées au montage pour mieux souligner le pouvoir de furtivité de son anti-héros. C'est illisible et lassant, certes, mais pertinent d'un point de vue thématique.
Car là réside toute la réussite, aussi relative soit-elle, du Batman de Nolan. A l'évidence porté par les dessins en clairs-obscurs de Frank Miller, Batman Begins prend l'initiative d'adapter son questionnement thématique et son approche esthétique à son sujet premier : celui d'un homme atteint d'une phobie irrépressible qui, se sentant coupable depuis l'enfance de la mort de ses parents, parviendra à surmonter sa peur et la retournera contre les criminels qui gangrènent sa ville. Bien que structuré à la manière d'une épopée de David Lean (saupoudrée il est vrai de flashbacks et de flashforwards tout droit issus de Memento), le film s'accroche fermement à un point de vue établi dès le premier acte, et exclue quasiment tout personnage annexe qui ne s'accorderait pas aux nécessités de l'intrigue.Il n'est dans ce contexte pas étonnant que Batman Begins se veuille réflexion sur la Peur avant d'être un comic book movie, et que le personnage principal se métamorphose progressivement en véritable monstre, dont l'allure et l'élocution menaçantes éclateront lors d'une séquence d'interrogatoire que n'aurait pas reniée l'inspecteur Harry. Avec ses noirs profonds magnifiés par la photographie de Wally Pfister, ses vilains puisant leur pouvoir de la terreur qu'ils inspirent, mais aussi grâce à des idées tout droit sorties d'un film d'horreur gothique (le Dark Knight sort du néant pour fondre sur ses proies ; sous l'effet d'une drogue dure, un personnage perçoit en Batman une gargouille dégoulinante ; contaminés par cette même drogue, de simple badauds se transforment en morts-vivants), Batman Begins n'est pas loin d'atteindre son but.
Effrayant et relativement divertissant (la seconde vision est tout de même un peu longuette), Batman Begins campe sur des codes cinématographiques datant d'il y a trois décennies au moins. Loin de cette vague de super-héros kung fu qui tend de plus en plus à caricaturer la production hollywoodienne, le film de Christopher Nolan faisait déjà en 2005 figure d'OVNI. Depuis, le prodigieux The Dark Knight a fini d'avaliser les ambitions stylistiques du cinéaste, plongeant le Caped Crusader dans un univers de film noir épique. Un chef-d'oeuvre inattendu, qui laisse augurer d'une troisième aventure époustouflante.



