Toujours entouré de la même aura sulfureuse, Cannibal Holocaust n'a rien perdu 25 ans après ses premières frasques vomitives de sa force visuelle, ni de la pertinence de sa charge idéologique. Car oui, l'éprouvante création de Ruggero Deodato (La Maison au fond du parc, Barbarians) est avant tout une œuvre politique.
Il y a films d'horreur et films d'horreurs. Ceux qui tendent à faire peur, et ceux qui dissèquent les cauchemars du monde moderne. Avant Cannibal Holocaust, Deodato faisait surtout office d'artisan solide, sachant disposer sa caméra, agencer ses histoires et provoquer ses petits effets avec talent. Le bonhomme s'était déjà essayé quelques années plus tôt au gore exotique, via le judicieusement nommé Dernier Monde cannibale, pelloche exploitant ouvertement les attentes scabreuses et érotiques des spectateurs de genre de l'époque, tout en induisant une certaine empathie envers la population dite « sauvage ». Sacrément bien fichu (merci aux trucages de Paolo Ricci), le film paraît rétrospectivement bien serein à côté de la colère qui porte Cannibal Holocaust, sorte de réponse démesurée à la fois aux images véhiculées par la télévision italienne d'alors (violences urbaines et consorts) et les accusations que cette dernière n'hésitait pas à accumuler sur la tête du cinéma d'horreur : pornographie, indécence, violence gratuite et dangereuse pour le bien de la société civilisée. Deodato réplique ainsi en s'accaparent la grammaire du journalisme gonzo (et en particulier de la série des Mondo Cane), jouant la carte du film dans le film, dans lequel on découvre quelques bobines des derniers jours d'un groupe de reporters sur les traces d'une civilisation primitive.
L'astuce sera reprise des années plus tard par Le Project Blair Witch (pour le meilleur) ou Paranormal Activity (pour l'un des pire), mais ne culminera jamais comme ici dans sa place d'outil dénonciateur (quoique, le Diary of the Dead de Romero... ndlr). Tout est fait dans Cannibal Holocaust pour que le spectateur se sente instantanément aux côtés de cette bande de journalistes énergiques et frondeurs, qui vont se révéler de parfaits petits salopards occidentaux bouffis d'orgueil et de préjugés, petit sociopathes en puissance qui vont martyriser, violer (au sens propre et figuré) une population manifestement pacifique. La question du cannibale se pose là. Poussés dans leurs derniers retranchements, les « sauvages » deviennent l'image que le blanc stupide a d'eux, et finissent par les massacrer dans une dernière bobine sidérante de violence, provocant une nausée difficilement dissimulable. Deodato n'a aucune pitié et use de cette « camera vérité » parfaitement construite et placée pour accumuler avec la rigueur d'un métronome quelques images cauchemardesques, voire insoutenables : viols collectifs, éventrements, décapitations, jeune fille empalée, ablation d'un pénis en plein cadre... Les effets spéciaux sont aussi crus que réalistes, appelant un trouble particulièrement malsain. Tout spectateur n'est pas capable d'achever le film d'une traite. Mais plus qu'une expérience glaçante, le film est surtout un manifeste cinématographique qui reprend à son compte, et avec une maîtrise formelle implacable, tout le dispositif documentariste pour en montrer la subjectivité totale (notez l'utilisation ironique des musiques de Riz Ortolani), voire la « mise en scène » et la manipulation qu'elle contient à son corps défendant. Avec Cannibal Holocaust, les garants de la civilisation et de la culture, soit la « race » qui se croit supérieure, voit ses limites mises à nu et sa bestialité primaire (et non primitive) exposée sur pellicule.




