Sorti près de dix ans après le krach boursier qui plongea l'Amérique dans la crise économique de la « Grande Dépression », Les Raisins de la Colère est l'œuvre déchirante de John Ford, monstre sacré du Septième Art. Libre adaptation du roman éponyme de John Steinbeck, Prix Nobel de littérature, le long-métrage s'impose aujourd'hui encore comme un monument dédié aux exilés de tous bords.
L'intrigue nous fait croiser la route de Tom Joad (Henry Fonda), fermier révolté fraichement sorti de geôle pour avoir involontairement tué un homme. Lorsqu'il foule à nouveau les champs qui l'ont vu naître, Tom découvre les siens, contraints de déguerpir au plus vite. Les banques toutes puissantes, appâtées par le gain, s'accaparent leurs biens et décident de raser tous les ranchs du cru en faisant vrombir leurs bulldozers dévastateurs. La région, baptisée « Dust Bowl », est une terre du sud, ravagée par la poussière, la famine et la misère. Et les habitants sont à son image : émaciés, rachitiques, appauvris à en mourir. Sous pression, ils ne se voient proposés qu'une issue de secours ; un seul et unique salut : l'exode vers le Grand Ouest et les contrées luxuriantes de la Californie.
Embarqués à bord d'un truck bringuebalant semblable à l'Arche de Noé, Tom et les siens se lancent tête bêche sur les sentiers escarpés et les longues pistes arides. Le voyage est interminable, éprouvant et semé d'embuches. De campements crasseux en escales chaotiques, d'échauffourées imprévisibles en morceaux de bravoure, le groupe doit faire face à toutes sortes de menaces. Les forces de police n'apprécient guère les vagabonds et elles s'empresseront de leur faire savoir. A mesure que le convoi progresse, de nouveaux venus viennent grossir les rangs de la troupe. Jusqu'à épuisement.
Comme transcendé par la prose originelle de Steinbeck (qui avait, à l'époque, décroché le Pulitzer), John Ford, en cinéaste humaniste, glorifie le courage, la pudeur et la dignité de celles et ceux qui ont tout perdu. La trajectoire qu'il déploie sous nos yeux ressemble à s'y méprendre à une odyssée biblique. Une épopée tragique, emplie de larmes et de mort, de douleurs et de sang, mais aussi d'espoirs. Certaines séquences conservent une force de frappe intacte : la scène du bal et sa tension à la limite de l'insoutenable, la rencontre déterminante entre Tom Joad et un pasteur déchu (John Carradine, magnifique) qui influera sur sa destinée tel un guide existentiel brandissant sa lanterne, les adieux du même Tom à sa mère. Les références mystiques sont omniprésentes : le voyage initiatique, les épreuves à surmonter, la perte des êtres chers, la souffrance, le doute et la foi, la Terre Promise (californienne) qui se dessine au loin sur la ligne d'horizon... L'art céleste de John Ford se trouve ici à son apogée : son fabuleux sens du cadre fait de merveilles le long de la mythique Route 66. La puissance dramatique nous tire régulièrement les larmes et la direction d'acteurs impose le respect. Tous les comédiens s'avèrent exceptionnels, à l'image de Henry Fonda. L'homme, lui-même issu des classes populaires, entra dans la légende du cinéma sous les traits acérés de ce Tom Joad, héraut lumineux, christique, exalté et protecteur. Un ange buriné, pur et dur, dont les idéaux de justice et d'équité l'obligeront à vivre comme un damné et à prendre la fuite au premier coup de fusil... Manifeste altruiste d'une profondeur inouïe et d'une finesse insondable, Les Raisins de la Colère est un chef d'œuvre absolu. Un cri du cœur qui, malgré ses soixante-dix ans bien tapés, demeure d'une remuante actualité.


