Certains cinéastes sont aujourd'hui loués pour avoir réussi à importer leur background indépendant et furieusement iconoclaste au sein de l'industrie du blockbuster. Mais tout remarquables soient les parcours de Sam Raimi (Evil Dead, Spider-Man) et Peter Jackson (Bad Taste, Le Seigneur des Anneaux), un artiste leur aura emboîté le pas de deux décennies, transformant deux projets aux motivations 100% hollywoodiennes en véritables poèmes intimes.
Cet artiste, c'est bien sûr le canadien David Cronenberg, chirurgien de l'âme humaine, qui avec La Mouche confirmait un exil américain entamé avec l'époustouflant Dead Zone. Un demi-exil en fait, car si les fonds proviennent bel et bien de l'Oncle Sam (en l'occurence ici de Mel Brooks, bien moins rigolard quand il s'agit de jouer au producteur), la production s'installe dans les studios de Vancouver, à quelques kilomètres à peine du domicile du réalisateur. Une manière comme une autre d'oublier les pressions du lointain studio 20th Century Fox, dont les pontes n'ont sans doute aucune idée de l'ampleur de ce que Cronenberg est en train d'accomplir. Au mieux croient-ils financer un remake un peu effrayant de La Mouche noire, série B futile avec Vincent Price qui avait su vendre son lot de tickets de cinéma à la fin des années 1950.
Du film original, Cronenberg s'en moque comme de sa première chaussette, et son orientation abandonne d'emblée l'enquête policière et la caricature scientifique qui avaient su divertir les spectateurs près de trente ans plus tôt. Ce qu'il préserve toutefois est le point de vue adopté, celui d'une jeune femme forcée d'assister à la dégénérescence physique de son bien-aimé. En cela, l'oeuvre de Cronenberg touche presque constamment au sublime, toutes les sensations attendues dans un film d'horreur (angoisse, dégoût, etc.) découlant ici exclusivement d'un drame humain. Véritable bombe émotionnelle (la lente aliénation mentale, puis physique du héros génère un désarroi communicatif, ainsi qu'une empathie qui ne se dissoudra pas jusque dans l'abominable dernier acte), La Mouche révolutionnait purement et simplement le cinéma gore en 1987, l'amenant à côtoyer la tête haute une cinématographie réputée plus respectable. L'ultime confirmation d'un auteur, en somme, dont les thèmes de la contamination, de la Nouvelle Chair et de la redéfinition de soi se retrouveront, encore accentués, dans l'inégalable Faux Semblants deux années plus tard, mais cette fois-ci débarrassés des artifices qui, jusqu'alors tendaient à expliciter par l'image les obsessions du cinéaste.