Réalisé en 1995 et distribué en 1998, La Bouche de Jean-Pierre, remporte de nombreux prix en festival et fait le tour de la France et bientôt du monde dans des séances en double programme, avant d'être découvert par de nombreux téléspectateur lors de son passage au Cinéclub de Canal +. Pourtant, le moyen métrage de Lucile n'a le droit qu'à une petite sortie VHS chez Liliom Video en 2000, avant de disparaitre de la circulation. Mais heureusement pas de la tête et du cœur des spectateurs. Absent du DVD d'Innocence, où il était pourtant question pendant un temps de le retrouver en Bonus, c'est aujourd'hui grâce à la jeune maison d'édition « Badlands » qui signe ici sa première sortie, en partenariat avec le site 1Kult.com, que le film de Lucile Hadzihalilovic voit le jour sur support DVD.
Lorsque l'on voit La Bouche de Jean-Pierre plus de quinze ans après sa production on prend conscience de beaucoup de choses. Tout d'abord, au sujet de son propos. Abordant aussi bien la déchéance sociale de la France dans les années 1990 et ses laissés pour compte, que le racisme de plus en plus présent au sein de la communauté, mais aussi et surtout les attouchements sur mineurs, les incestes qui, à défauts d'être plus présents qu'avant, sont en tout cas beaucoup plus médiatisés, le film a quelque peu perdu de sa dimension choquante. La situation ayant aujourd'hui empirée et d'autres œuvres, quelles soit fictionnelles ou documentaires, ont depuis largement abordées le propos. Malgré cela, grâce à sa forme toujours aussi extraordinaire, sa frontalité dérangeante et la mise en scène détaché de cette petite fille dépressive, le métrage reste toujours aussi efficace et d'une beauté macabre aussi déroutante que sublime. On réalise alors la dimension profondément novatrice d'une telle œuvre et le travail de débroussaillage qu'elle a accomplie avec les œuvres de Gaspard Noé pour réinventer l'horreur au cœur d'un paysage cinématographique frileux et d'un pays en pleine crise. A tel point d'ailleurs que leurs œuvres, que ce soit La Bouche de Jean-Pierre, Carne ou encore Seul Contre tous, ont choquées et influencées nombre de cinéastes francophones et ce pour la décennie à venir.
Il est alors assez difficile de se rendre compte de ce qui dans ce film appartient à Lucile Hadzihalilovic et de ce qui appartient à Gaspard Noé, leur cinéma étant quasiment indissociable (du moins à cette époque), construisant en diptyque un portrait incroyablement brute de la France, de ses banlieues et de ses habitants. C'est le journaliste Christophe Lemaire, membre à l'époque du jury qui décerna le « Prix très spécial » au film, qui dit très justement dans l'un des superbes modules du DVD que l'œuvre de Gaspard Noé est intimement nihiliste tandis que celle de Lucile Hadzihalilovic renferme quant à elle davantage une dimension de conte. Tous deux ont en effet développé, film après film, à travers l'exploration de thématiques souvent taboues, des œuvres frontales et pourtant profondément poétiques. Mais la réalisatrice d'Innocence, attache beaucoup plus d'importance à l'élaboration d'une ambiance presque surnaturelle, à une dimension fantasmatique qui envahit peu à peu le récit. La Bouche de Jean-Pierre bien plus que Carne allie en effet tout l'amour que porte Lucile Hadzihalilovic pour le cinéma d'exploitation italien du giallo, aux films érotiques. De son choix des gros plans pour illustrer, le traumatisme de la jeune fille structurant le récit, jusqu'à l'utilisation de l'aspect granuleux très réaliste du 16mm couplé au scope 2.66, le film construit une impression de réalisme morbide, de poésie macabre. Bien avant Innocence dont la forme et l'ambiance sont ouvertement référentielle à l'univers de conte, mais aussi avant son court métrage Good Boy use condoms (présent dans les bonus), où la réalisatrice met en image avec une ironie didactique les fantasmes sexuels d'un homme, La Bouche de Jean-Pierre révèle la volonté de la réalisatrice de transformer le quotidien désemparé des laissés pour compte de ces cités et cette horrible histoire d'attouchement sur mineur, en un conte ténébreux nimbé d'horreur sociale.








