Réalisatrice rare, et ce n'est sans doute pas totalement volontaire, Lucile Hadzihalilovic ne semble pouvoir détacher son regard des royaumes de l'enfance, souvent bien plus effrayants que l'on veut bien se l'avouer. La Bouche de Jean-Pierre (1995), son moyen-métrage, fut un choc, ses deux longs Innocence et Evolution, optent pour une caresse dont la violence se ressent comme une douleur sourde.
Pas moins de onze ans séparent les deux seuls long-métrages de Lucile Hadzihalilovic, et pourtant il n'est pas saugrenu de les disposer l'un à coté de l'autre, dans une même édition DVD / Bluray, tant leurs voyages respectifs s'apparenteraient presque finalement à une histoire de famille (sœur et frère ?) ou à une réflexion en miroir. Le premier, suivant la découverte d'un étrange pensionnat, perdu au milieu des bois, où quelques petites filles semblent être préparées pour une cérémonie étrange. Le second s'attarde sur un garçon, subissant d'inquiétantes expériences sous le regard distancié de se mère, sur une île perdu au milieu de l'océan. Deux cadres fermés, presque hors du temps et de la réalité, dans lesquels la cinéaste assure à nouveau sa fascination pour les enluminures stylistiques et les détails picturaux, autant que sa propension naturelle et chaleureuse à transporter les spectateurs en plein rêve. Ou cauchemar. Les films ne cessent de mélanger les deux, de les marier d'un plan à l'autre, d'une séquences à l'autre, d'une sensation à l'autre, jouant sur la sensualité débordante des premiers émois érotiques (il est beaucoup question d'éveil sexuel) de la découverte de son corps et de l'autre sexe, mais où semble planer une menace tout aussi primitive.
Amoureuses de la forme du conte, de ses valeurs initiatiques, elle en invoque la notion de voyage, d'ouverture au fantastique, mais aussi les ténèbres, celle qui pèsent toujours sur les épaules frêles des enfants : exploitation, pédophilie, maltraitances physiques ou psychologiques... Garçons ou filles, chacun doit réussir à déchirer le rideau d'un mystère (celui de la vie...) et faire son chemin vers l'âge adulte, aussi terrible et cruel soit-il. C'est là l'une des interprétations possibles des films de Hadzihalilovic. Mais impossible de dire qu'elle soit la seule, tant son cinéma, profondément visuel (plans construits et fixes, photos léchées signées Benoît Debie puis Manu Dacosse) et sensoriel, s'efforce de rester insaisissable, protéiforme et inconfortable. La cinéaste n'est pas allée chercher ses références que chez les frères Grimm, mais aussi du coté de l'esthétique Giallo, des contemplations surnaturelles d'un Nicholas Roeg, de la nostalgie proustienne, des monstruosités de H.P. Lovecraft et de cette fameuse « inquiétante étrangeté » de David Lynch. On y cherche donc des pistes d'une réalité sordide (Innocence), d'un futur post-apocalyptique (Evolution), alors que finalement le plus simple serait de se laisser constamment emporter par des visions hors du temps, délicieusement métaphoriques, mais rarement réfléchies, comme échappées d'un inconscient bouillonnant.
Rares sont les films à capturer avec autant de justesse toutes les ambivalences de la jeunesse (ici l'angle se tourne essentiellement sur la préadolescence) en évitant consciencieusement de n'en tirer aucune leçon, aucun jugement. Innocence et Evolution, œuvres liées par le sang incarnent des mondes distants, cathartiques, tout autant que des supports fragiles à la consécration d'un cinéma personnel, rêvé. L'absence totale de justification et d'explication données clefs en main, tout autant qu'une caméra languissante, l'exposent aux rejets de certains, mais la beauté délicate des objets et l'absence de concession fascinent.






