Le grand public actuel est abreuvé depuis près d'une décennie d'épopées en tous genres, du Seigneur des Anneaux au Monde de Narnia en passant par Gladiator, Troie, Le Treizième Guerrier, Le Dernier Samouraï et Kingdom of Heaven. Ce torrent guerrier est aujourd'hui devenu monnaie courante (bien que la trilogie de Jackson garde encore plusieurs années d'avance sur la concurrence), mais en 1995, lorsque Mel Gibson parachève son sublime Braveheart, le genre ressemble plutôt au désert d'un lendemain de bataille.
Difficile de se projeter en arrière, à l'heure où la démocratisation du logiciel Massive permet à la plupart des cinéastes de simuler la présence d'armées fortes de plusieurs dizaines de milliers de fantassins. Eh oui, jeunes spectateurs, il y eut une vie avant Le Retour du Roi. A vrai dire, le défi que Mel Gibson se lance en 1994 est quasiment insurmontable, autant d'un point de vue logistique (comment illustrer les batailles les plus célèbres de l'histoire écossaise ?) que d'un point de vue administratif (comment vendre une épopée de près de trois heures, à une époque où tout les regards se braquent sur l'action frontale et chorégraphique du cinéma de Hong-Kong ?). Gibson, alors réalisateur d'un seul film (l'attachant L'Homme sans visage) y croit dur comme fer, convaincu par la puissance émotionnelle du script fleuve de Randal Wallace. Au sein de sa société de production Icon, il récolte les financements nécessaires à travers le globe, s'entoure de cascadeurs rompus à toutes les prouesses, embarque dans sa galère la plupart des meilleurs acteurs écossais de l'époque. Lesquels, au vu du résultat, on bien fait de le suivre...
Implacable dans sa structure symétrique, cruel dans sa description d'une Ecosse asservie par l'envahisseur anglais (ce qui pousse Gibson à radicaliser à l'extrême les motivations de chacun des deux camps, hâppant le spectateur dans un inconfortable désir de vengeance), Braveheart est un boulet enflammé lancé au public, un matériau guerrier tellement incandescant qu'on pourrait se brûler, rien qu'à le regarder. En un furieux crescendo, Mel Gibson oppose les enjeux les plus intimes (d'une histoire d'amour contrariée par le sang naît cette bien triste guerre) aux affrontements les plus dantesques. Ceux-ci, bien que supplantés par les batailles du Seigneur des Anneaux, impressionnent toujours aujourd'hui, par leur violence crue bien sûr mais aussi leur aptitude à condenser, dans un carré de terre bientôt jonché de cadavres, tous les drames qui se jouent ici. Et Gibson n'en laisse flêtrir aucun, d'un Roi privé de descendance dont la propre mort signifiera la fin de sa lignée, à un futur gouvernant perverti par la langue fourchue de son père lépreux. Shakespearien sans être théâtral, Braveheart sait surtout user de l'entité cinéma avec une grâce infinie, le cinéaste n'hésitant pas à l'occasion à verser dans un fantastique onirique pour mieux tracer la route de ses protagonistes, voire les inscrire dans la légende. "Légende", un titre déjà enregistré par Ridley Scott, mais qui aurait tout à fait convenu à cette évocation à la fois poétique, épique et macabre de la vie mouvementée de William Wallace.