En quittant la Warner pour la Columbia, Humphrey Bogart ne change pas son fusil d'épaule et persiste dans le film noir, un genre durablement marqué par sa silhouette, son phrasé imperturbable et son machisme insolent. Alignant sans sourciller tous les passages obligés, tous les poncifs, En Marge de l'Enquête (on préférera Dead Reckoning, son titre original, autrement plus badass) est un pur produit de studio, tout à la gloire de son acteur principal. Sans surprises donc, bonnes ou mauvaises. Enfin, ... presque.
A la barre, le prolifique John Cromwell (réalisateur d'un Prisonnier de Zenda et d'une version d'Anna et le Roi avec Rex Harrison, et papa de l'acteur James Cromwell, le directeur de prison de La Ligne Verte et flic corrompu et meurtrier dans L.A. Confidential). Un vétéran avec presque vingt ans de carrière et plus d'une trentaine de réalisations à son actif et expressément choisi par Bogart qui paie ainsi sa dette envers un metteur en scène qui lui avait donné sa chance sur Broadway en période de vaches maigres. Cromwell s'acquitte de sa tâche en bon professionnel et mise tout sur un rythme soutenu et le charisme de sa vedette pour faire oublier un scénario inutilement compliqué (on se demande bien l'intérêt de la structure en flashback de la première moitié, si ce n'est pour valider le procédé de la voix-off et rajouter 5 minutes de métrage) au point de ne pas être très crédible. A trop se concentrer sur des répliques jouissives au cynisme mordant, les scénaristes Steve Fisher (un grand pourvoyeur de romans pulp) et Oliver H.P. Garrett en oublient de tisser une intrigue qui se tienne réellement. Mais qu'importe, le menu restant copieux. Chantage, trahison, meurtre, femme fatale (Lizabeth Scott, belle à se damner), mafieux retors, homme de main sadique (Marvin Miller et sa dégaine de grand bambin pervers) et suffisamment de pluie, de scènes nocturnes et de tabagisme pour finir trempé, insomniaque et atteint d'un cancer du poumon. Tout y est.
Cerise sur le gâteau, pour les cinéphiles qui se plaisent à lire entre les lignes et à décrypter les vieux films avec un regard contemporain, Dead Reckoning peut aussi se voir comme une romance gay et tragique à la misogynie à peine voilée. Des indices ? Lors d'une ballade en voiture, Rip Murdock (diantre, ça c'est un blaze !) confie à sa très blonde compagne sa vision des femmes et, euh, comment dire, en ces temps de #MeToo et #BalanceTonPorc, ça vaut son pesant de cacahuètes. Ainsi, notre héros rêve de femmes que l'on puisse miniaturiser, mettre dans une boîte et garder dans sa poche chaque fois qu'elles se montrent agaçantes ou qu'elles parlent ( !) pour ne les ressortir et leur rendre leur taille normale sitôt que l'envie lui en prendrait. Une tirade d'un machisme tellement hallucinant que même Lizabeth Scott ne peut s'empêcher de le souligner. Plus loin encore, le même Murdock avoue son amour pour la donzelle qu'il surnomme tour à tour Mike ou Dusty (vous me suivez ?) mais ne peut s'empêcher d'ajouter qu'il aimait son ami perdu bien plus encore. Ajoutez à cela une scène de passage à tabac en musique où le méchant ne cesse d'envoyer des regards très appuyés vers Bogart et un plan final ambigu sur un parachutiste et sa métaphore d'un saut dans l'inconnu et l'on se dit que ça fait quand même beaucoup de coïncidences. Assurément, Tarantino, grand amateur de double discours homoérotique, doit être fan.



