Les lois du marketing sont ainsi faites. Le succès récent des prolongements à l'œuvre d'Alan Moore et Dave Gibbons, à la fois en librairie avec le cross-over DC Comics Doomsday Clock (signé Geoff Johns) et sur HBO avec la série Watchmen concoctée par Damon Lindelof, a convaincu Paramount et Universal de réparer une injustice datant de presque dix ans en distribuant (enfin!) le director's cut du film de Zack Snyder sur le territoire français. Sauf qu'il s'agit d'un bricolage intitulé Ultimate Cut, un montage ô combien artificiel mélangeant tant bien que mal le blockbuster fétichiste et luxueux du réalisateur de 300 avec un dessin animé plaisant mais un peu cheap et hanté par la voix du roi Leonidas de Sparte en personne : Gerard Butler. Si la fidélité au graphic novel est réaffirmée et le fan hardcore comblé, la greffe ne prend qu'à moitié.
On imagine sans peine le casse-tête que fut l'adaptation de Watchmen. Avant que Zack Snyder ne s'attelle à la tâche, d'autres cinéastes (et pas des moindres) s'y étaient cassé les dents. Terry Gilliam, Darren Aronofsky et Paul Greengrass ont ainsi choisi de tourner les talons. On ne peut pas les en blâmer. Le matériau, réflexion vertigineuse et incroyablement dense sur la culture du super-héros, est tout simplement impossible à condenser en un long-métrage tout public de deux heures. Avec son intrigue qui s'étale sur plus de quatre décennies et deux générations de justiciers, sa violence frontale, ses références exigeantes et son nihilisme sans retour, comment faire avaler la pilule Watchmen à des exécutifs de plus en plus frileux et ignares et à un public de multiplexes dont les goûts sont alors en pleine transition ? Nous sommes à la fin des années 2000 et les premières franchises super-héroïques (Blade, Spider-Man et X-Men) sont déjà en fin de vie tandis qu'entre les prétentions auteurisantes de Christopher Nolan sur le vigilante de Gotham City et la première salve des productions Marvel le fossé se creuse déjà. Dans ce contexte, seul un cinéaste capable de réconcilier controverse, ambition et succès pouvait résoudre l'équation. Zack Snyder, donc.
Après avoir débuté sa carrière dans le vidéo-clip, ce chrétien américain pur jus, originaire du Wisconsin, admirateur de comic books, de sport et d'histoire et membre de la très décriée NRA, réalise un premier exploit en sortant victorieux du remake de Dawn of the Dead. L'anarchisme très à gauche des zombies de Romero vire au survival viscéral et désespéré (et très à droite). Snyder enchaîne alors avec l'adaptation de 300 de Frank Miller, recréation fantasmée de la Bataille des Thermopyles où la légende voudrait que 300 soldats spartiates firent face à des millions d'envahisseurs perses avec héroïsme et ténacité. Courageux (ou inconscient, c'est selon), Snyder refuse d'édulcorer le sous-texte politique on ne peut plus belliqueux et limite xénophobe du comic book du créateur de Sin City et opte pour une approche formelle inédite où le numérique et un usage intensif du ralenti donnent vie à un péplum burné et sanglant très inspiré des peintures dantesques et iconiques de Frank Frazetta.
Le triomphe sans appel de 300 au box-office mondial ouvre à Zack Snyder toutes les portes (et tous les carnets de chèques). Et pourquoi pas Watchmen ? C'est sûrement ce que le cinéaste a dû penser, titillé par l'odeur du challenge. Après une campagne promo intensive et alléchante (comment oublier cette longue bande-annonce montée sur le Take A Bow de Muse?), Watchmen sort enfin sur les écrans en mars 2009. Fruit de légers compromis sur le banc de montage, le résultat divise le public et la critique et ne parvient que péniblement à rembourser sa mise de départ. Loin d'être rancunier, le studio permet à Zack Snyder de concrétiser un vrai director's cut pour le marché de la vidéo. Quant à Tales of the Black Freighter, adaptation de la bd dans la bd (Alan Moore est un maître de la mise en abyme), il s'offre une double sortie. D'abord indépendamment, comme un DTV de base. Puis intégré au director's cut, avec l'accord tacite de Snyder. Mais, et il faut insister sur ce point, l'Ultimate Cut ainsi produit n'est en aucun cas un director's cut et se résume à une simple expérience commerciale. Le fait est que ce métrage animé de façon rudimentaire ne s'intègre que difficilement avec la mise en image de Zack Snyder, contrairement aux séquences du même type du Kill Bill, vol. 1 de Quentin Tarantino, pour citer un exemple proche. Les transitions se font au forceps et l'histoire de ce capitaine naufragé en quête de vengeance ne produit pas la même résonance que sur support papier. Seul demeure le plaisir de voir apparaître le nom de Gerard Butler lors du (magnifique) générique d'ouverture.
Ces réserves mis à part, le plaisir de (re)découvrir le director's cut du film de super-héros le plus adulte, le plus sombre, le plus jouissif et le plus foisonnant de la décennie passée est intact. En rallongeant certains plans et en intensifiant le degré de violence, Zack Snyder radicalise (et ce n'est pas un gros mot) le propos du montage cinéma. Tous les personnages y gagnent en profondeur (surtout Rorschach et Le Comédien) et le rythme se fait encore plus hypnotique. Combinant le nihilisme de son Dawn of the Dead avec un travail stupéfiant sur le mouvement et la composition de cadre entamée avec 300, Zack Snyder parvient en outre à caser la quasi-totalité du comic book, sans jamais vraiment trahir les intentions de Moore et Gibbons, à l'exception d'une conclusion un peu plus pragmatique mais non moins percutante. Un véritable exploit sur pellicule.





