1976. Tandis que Michel Lemoine subit les foudres de la censure avec ses Week-ends malédiques du Comte Zaroff, Christian Gion, publicitaire reconverti dans la comédie populaire franco-française, abandonne un temps la rigolade pour adapter (très librement) un texte d'Octave Mirbeau, plongée malsaine et sans retour dans un Orient vampirisé par les pulsions morbides d'une caste d'européens pervers.
Produit par la très respectable Vera Belmont qui espérait ainsi capitaliser sur le succès d'Emmanuelle de Just Jaeckin (comment et pourquoi ? la question se pose) sorti deux ans plus tôt, Le Jardin des supplices passe certes sous les radars des comités de censeurs mais né séduit guère le grand public, contraignant le film de Christian Gion à l'oubli. Chapeau bas, donc, aux cinéphiles exigeants - et déviants - du Chat Qui Fume d'avoir exhumé cette étrange pépite invisible depuis plus de quarante ans !
On imagine sans peine la perplexité du scénariste Pascal Lainé confronté au roman d'Octave Mirbeau. Véritable objet littéraire non identifié, Le Jardin des supplices paraît en 1899 et brouille les pistes entre manifeste politique, concentré d'ironie philosophique, romance immorale et aventure orientale. Un mélange des genres que l'on retrouve en partie dans cette adaptation où le drame historique croise l'horreur, le grand guignol et l'érotisme à tendance exotique. Le ton général, toutefois, n'est pas tout à fait le même. En déplaçant l'intrigue en 1926, à la veille de la révolution populaire chinoise, Lainé et Gion optent pour un climat de déliquescence avancée et un premier degré constant, exception faite de la scène d'ouverture et son échange truculent dans le décor cosy d'un bordel parisien fréquenté par l'élite. Le duo développe également le personnage énigmatique de Clara en lui donnant un nom et une famille, sa perversion devenant presque un héritage et une tradition. Enfin, on retrouve le monologue (mais raccourci à sa plus simple expression) du bourreau chinois débonnaire qui ne s'appelle plus Patapouf, sérieux oblige.
Malgré des efforts honorables, Pascal Lainé et Christian Gion trébuchent à plusieurs reprises sur une adaptation pas loin d'être impossible. Passé un premier acte qui se tient relativement bien, l'intrigue se délite et le dernier acte est carrément bordélique et un peu frustrant dans ses multiples renoncements. Attachant au début, le héros campé par un Roger Van Hool très juste (et qui porte très bien la moustache de dandy) s'efface peu à peu de sa propre histoire jusqu'à déserter un épilogue où il avait pourtant toute sa place. Dommage. Tout comme ce mariage entre le patriarche de la famille Greenhill et une enfant chinoise plusieurs fois violée, une idée particulièrement osée mais qui, là encore, ne débouche sur rien. Enfin, comment ne pas déplorer que le personnage d'Annie auquel la sublime Ysabelle Lecamp prête ses traits soit à peine esquissé ? Ces maladresses privent Le Jardin des supplices d'une structure solide même si le contenu politique, profondément nihiliste, reste intact. Ainsi, faire la révolution et chasser un régime corrompu n'apporte aucun espoir de changement, les assassins succédant aux assassins. Un constat brutal, amère et apocalyptique.
Bien que la mise en scène de Christian Gion soit un tantinet rigide et sa direction d'acteur inégale, elle excelle en revanche dans la création d'ambiances putrides et cauchemardesques. Eros n'est que le valet de Thanatos dans une Chine qui sent la poudre, le foutre et le sang, un authentique bad trip sous opium où le son du gong semble annoncer le jugement dernier. Supplices sexuels en pagaille, prisonniers crasseux et faméliques nourris à la viande pourrie, chairs mutilés ou amputés, spectacle grotesque de cabaret où deux jeunes femmes masturbent froidement et méthodiquement un phallus géant jusqu'à le faire éjaculer du sang, les visions s'enchaînent et placent le film comme un précurseur de l'univers d'un certain Clive Barker en général et d'Hellraiser en particulier. Un rapprochement très probablement accidentel mais qui n'en reste pas moins troublant et qui suggère que Christian Gion aurait sans doute été bien plus à son aise dans l'horreur transgressive que dans la gaudriole tendance Claude Zidi. Tout à la fois bancal et hypnotique, formidable écart de conduite laissant un sale goût en bouche, Le Jardin des supplices restera donc un acte isolé. Ainsi soit-il.




