Texte de l'articleTrès méconnu dans la carrière de Ford, La Dernière Fanfare est le fruit d'une rencontre avec deux autres conteurs de génie : Frank S. Nugent (spécialiste du western, déjà huit brillantes collaborations avec Ford - deux autres suivront encore...) et Spencer Tracy, comédien démentiel capable de densifier émotionnellement n'importe quel personnage dans n'importe quelle situation.
John Ford est l'un des plus grands cinéastes de son temps, et de toujours. Contrairement à Orson Welles, Alfred Hitchcock, Fritz Lang ou Stanley Kubrick, il faut constamment le rappeler, le réaffirmer, enfoncer le clou, parce que toutes les modes et les évolutions vont systématiquement contre lui : surenchère, montage de plus en plus frénétique, multiplication des plans ou recherche d'un mouvement perpétuel censé dynamiser l'image pour que le spectateur de plus en plus distrait ne relâche surtout pas son attention, tentation du grand geste esthétique qui se revendique comme tel, vision condescendante du western classique (et du classicisme en général) comme une institution surannée, rétrograde... Modernité, post-modernité... Tout cela est à l'opposé du style et de la sensibilité de Ford, qui abhorre la mobilité excessive, joue constamment l'économie, ne met sa caméra en mouvement qu'en cas d'extrême nécessité grammaticale et se méfie des innovations et « dépassements » dits modernes... Mais qui a malgré tout dominé cinq décennies, du muet jusqu'aux années 1960, donnant le ton dans l'écriture fictionnelle de l'Histoire américaine (avec d'obsessionnels échos irlandais dont on ne parle que trop peu), sans jamais verser dans le maniérisme autocentré ou la démarche intellectuelle ostentatoire qui fait souvent repérer (sans trop se fatiguer soi-même) les grands artistes, mais juste armé d'une force tranquille dans ses images, et de la puissance implacable de l'évidence. Près de 150 films tout de même, perdus pour certains, parfaitement ignorés pour d'autres, légendaires pour beaucoup, de La Chevauchée Fantastique aux Cheyennes, du Mouchard aux Raisins de la Colère, du Cheval de Fer à L'Homme qui tua Liberty Valance, de ses premiers courts-métrages à l'adieu surprenant, déchirant et féministe de Frontière Chinoise.
Face à cette modernité sur le point d'exploser, et qui montre déjà ses signes avant-coureurs, c'est le temps du bilan de carrière et, plus que jamais, du regard désabusé sur le monde pour le John Ford de 1958. Lui qui se défendait toujours de faire des films à d'autres fins que celle de gagner de l'argent et par pure habitude (inaugurant cette posture de réalisateur-artisan que l'on retrouve chez nombre d'auteurs américains), il n'y a pourtant rien d'étonnant au fait que le sujet de La Dernière Fanfare l'ait passionné à tel point qu'il aurait, dit-on, fait le film à n'importe quel prix, quitte à ne pas être payé - mazette, il fallait que ça lui semblât drôlement important ! Ce personnage de maire roublard et séduisant, ferme avec les forts, solidaire des faibles, maître absolu de son environnement, amoureux de sa femme décédée et affublé d'un fils tête-en-l'air qui lui ressemble si peu et avec lequel il ne partage absolument rien, suscite plus que jamais - c'est flagrant ! - l'identification du borgne le plus célèbre du septième art. L'histoire est celle d'une nostalgie constructive, d'une époque en passe de changer radicalement, et comme toujours du destin de l'individu face à la marche du monde (un thème qui traverse tout le cinéma de Ford, de Young Mr. Lincoln à Liberty Valance, pour ne citer peut-être que les deux exemples les plus célèbres et canoniques).
De même que les personnages de Ford évoquent tout à la fois des héros exemplaires (titans bousculant l'ordre établi pour bâtir un monde plus juste) et de frêles individus pétris d'imperfections et de contradictions (qui finissent immanquablement dans les limbes de la grande Histoire, souvent balayés par le sable de Monument Valley), ses films excellent à marier l'épique et le solennel d'une grande tragédie antique avec la trivialité la plus boulevardière (on pense notamment aux beuveries et bagarres des soldats de la cavalerie, emmenées par le personnage récurrent de Victor McLaglen, dans sa célèbre trilogie). Disons que c'est son côté shakespearien. Du reste, comme chez Shakespeare, ses scènes les plus triviales ne sont ni les moins virtuoses, ni les moins intéressantes : en témoigne cette longue et mémorable veillée funèbre dans La Dernière Fanfare, où un Spencer Tracy désinvolte commence par cogner sur le cercueil du défunt pour en tester la solidité, avant que son neveu ne devienne l'otage de la première convive arrivée en avance - une vieille commère ricanante qui lui relate les pires anecdotes à propos du mort et du croque-mort en lui donnant régulièrement d'affectueux coups de parapluie ! - et que des hordes de conseillers, dignitaires et représentants de l'ordre ne viennent progressivement transformer ce moment de recueillement dans la demeure de la veuve éplorée, en bruyant meeting politique. Ici, peut-être plus encore qu'ailleurs, éclate le génie du cinéaste pour la construction dramatique et plastique d'une séquence, son sens de l'ironie, son métier dans l'art de gérer de très nombreux personnages sans jamais rompre les grandes lignes directrices du récit, sombrer dans l'illisible ni y sacrifier son sens inégalable du cadrage.
Car si Ford est si peu enclin à laisser sa caméra se mouvoir, c'est qu'il sait mieux que personne composer ses cadres et faire surgir du sens dans la fixité ; il est davantage un peintre qu'un danseur. De la place d'un personnage par rapport à un autre, de leurs déplacements dans les limites du cadre, du moindre escalier dans un coin, du moindre portrait ou accessoire accroché au mur, des moindres ombres portées ou faisceaux de lumière, se laissent deviner peu à peu des strates symboliques, des niveaux de compréhension des enjeux, aussi intuitifs que subtils ; un dialogue secret s'opère constamment entre les principaux sujets des plans et leurs arrière-plans. Que le réalisateur y ajoute le moindre travelling, pas forcément très long ni très rapide, et le tout prend immédiatement une force vertigineuse, un élan saisissant. John Ford, au-delà de ses obsessions récurrentes mal dissimulées par un éventail de genres et de types d'histoires très divers qu'il a su embrasser sur la durée, est de toute éternité le grand maître de l'organisation du cadre - rien d'étonnant que cette aptitude se manifeste plus que jamais dans l'univers du western, mais elle ne s'y est évidemment jamais réduite. La Dernière Fanfare est, à ce titre également, l'une des plus grandes réussites, tardive, émouvante, de sa filmographie déjà inouïe.
D'une histoire d'élections somme toute anecdotique, le vieux Ford tire une méditation toujours aussi profonde sur le destin de l'homme d'exception au cœur des mutations de la société - et peut-être sur sa propre place dans l'industrie hollywoodienne, comparable en ce sens à un Clint Eastwood qui livrerait son poignant Gran Torino. Loin d'avoir tout dit pour autant, malgré le caractère franchement définitif, testamentaire, de ce bijou qui permet à Tracy de dérouler l'une de ces prestations grandioses dont il a le secret, le réalisateur enchaînera sans temps mort avec Les Cavaliers et Le Sergent Noir, comme pour signaler que non, ce n'était pas un au revoir au western - loin s'en fallait ! - et qu'il était toujours, même à travers ce genre ô combien passéiste, et en dépit de son âge avancé, en prise à des problèmes éminemment contemporains.






