Peut-on seulement s'attaquer à un film dont le statut de grand classique inscrit au patrimoine national semble l'immuniser contre la moindre critique ? La tâche, on ne vous le cache pas, est risquée. Face à l'œuvre de l'immense Jean Renoir, la nuance est de mise.
Sorti sur les écrans deux mois avant le début de la Seconde Guerre Mondiale, La Règle du jeu vient de facto conclure la première partie de la carrière de Jean Renoir, qui s'exile à Hollywood en 1941, fuyant l'occupation nazie. En dépit de l'aura qui entoure déjà des films comme La Grande illusion, La Bête humaine ou Partie de campagne (pour ne citer que des monuments), il n'est sans doute pas inutile de rappeler que l'accueil réservé par le public et une partie de la critique à La Règle du jeu est on ne peut plus houleux. Visant la (fausse) légèreté du marivaudage, Renoir tend un piège dont il est finalement le premier à être la victime.
« Une fantaisie dramatique. » C'est ainsi que La Règle du jeu se présente dès son générique d'ouverture, pas loin d'être en contradiction avec la très joyeuse citation de Beaumarchais (pour Le Mariage de Figaro) qui suit. Riez maintenant, vous pleurerez tout à l'heure. Jean Renoir tente un mélange des genres empoisonné. La première scène en est la preuve flagrante avec cette foule en liesse venue accueillir l'exploit d'un jeune aviateur ... qui tire la tronche et balance son désarroi amoureux sans filtre au micro d'une journaliste forcée de s'excuser dans la foulée. Le ton est donné et les indices sont là pour une fin tragique et cruelle. Nettement plus théâtrales, les scènes suivantes virent doucement au vaudeville. Avant que l'aviateur ne tente de se balancer dans un fossé au volant de son bolide et en compagnie de son meilleur ami. Tout le film repose sur ce va et vient entre naturalisme à la serpe et théâtralité surannée. Malgré la maîtrise écrasante de Renoir en terme de narration et la virtuosité avec laquelle il passe d'un personnage et d'un enjeu à l'autre, la sauce ne prend pas vraiment. Bien sûr, la sensibilité personnelle du spectateur entre en ligne de compte mais on ne peut pas non plus omettre l'antipathie générée par la quasi totalité de cette galerie de bourgeois aux préoccupations superficielles et un style trop austère pour générer l'émotion nécessaire.
Certains films ne semblent pas vouloir vieillir quand d'autres, bien que très réussis, restent figés dans le temps. C'est indéniablement le cas de La Règle du jeu, témoignage à la naphtaline d'une époque et de mœurs (quasiment) révolus. Soignée, la direction d'acteurs renforce cette impression, exception faîte de Julien Carette, fabuleux en braconnier séducteur et gouailleur, et de Jean Renoir en personne, qui fait merveille en confident fidèle mais aussi insatisfait. En fait, il semble presque impossible de se défaire de l'impression d'observer une pièce de musée et non une fiction vivante et vibrante. Même un morceau de bravoure reconnu comme la scène de la chasse n'échappe pas à ce sentiment, son montage très brutal cassant la moindre envolée. Comme le coup de fusil d'un chasseur. Un effet voulu mais qui empêche en réalité de s'impliquer.
Alors oui, inévitablement, entre deux dialogues qui semblent déclamés avec application plutôt qu'interprétés, entre deux portes qui claquent pour des amourettes inconséquentes et entre deux considérations un peu faciles sur la lutte des classes (les pauvres rêvent d'être riches, les riches sont malheureux en amour - bâillement poli), l'ennui s'installe. Et pas qu'un peu. Sacrilège ? On vous laissera juger sur pièce.
Ennui ou pas, La règle du jeu ne se découvre pas pour autant en vain. Nous le faisions remarquer plus haut mais la maîtrise technique et narrative de Jean Renoir (avec un jeu parfois ahurissant sur la profondeur de champ et le réajustement du cadre) continue de faire école. Et la façon dont le film aborde le thème de la guerre par la bande, alors qu'au dehors gronde la tempête d'un conflit mondial, (r)éveille l'intérêt. Le marivaudage fait écho au jeu des alliances entre pays, la partie de chasse au massacre des innocents et la hiérarchie établie entre le marquis et son personnel aux différences de traitement accordés par l'armée française aux différentes couches sociales.
Un classique peut être surestimé mais il n'arrive jamais aussi haut sur le podium de l'Histoire sans quelques qualités à se mettre sous la dent. La nuance, encore et toujours.




