Inédit en France depuis sa sortie en salle en 1972, La Victime désignée est pourtant considéré comme un grand classique du giallo en Italie. Et le tout jeune éditeur français Frenezy, dont c'est là le premier titre avec le western Texas Adios, ne s'y est pas trompé pour entamer une longue carrière que l'on espère fructueuse. Benvenuto !
Deux hommes se croisent sur les quais de Venise et semble subliminalement se reconnaitre. Au bout de plusieurs hasards dans la même journée, il finisse par se rapprocher amicalement et entame une discussion badine qui tourne à l'évocation possible du meurtre de la femme de l'un et du frère de l'autre, donc il s'échangerait l'acte pour éviter d'en être accusés directement. Un point de départ qui fait inévitablement penser à L'Inconnu du Nord Express, petit bijou du maitre Alfred Hitchcock dont l'ombre ne cessera de planer au-dessus du scénario et de sa mise en place implacable d'une machination dont le héros, Stefano photographe publicitaire, ne va jamais pouvoir s'extraire. Un engrenage machiavélique incroyablement maitrisé malgré un rythme volontairement lancinant, laissant à l'écart les habituels élans virtuose du giallo, au profit d'une atmosphère étouffante, d'un suspens pesant porté par une logique policière qui se met progressivement en place, au gré des mauvaises décisionss prises par le protagoniste. S'il est bien évidement largement aidé par la superbe photographie d'Aldo Tonti (Les Nuits de Cabira, La Cité de la violence) et l'incroyable symphonie baroque de Luis Bacalov (Django) idéalement accompagné par le groupe de rock progressif New Trolls, on imaginait pas forcément un metteur en scène comme Maurizio Lucidi (Le Défi des géants, Mon nom est Pécos) petit faiseur assez anonyme, livrer une copie aussi classieuse et carrée.
Et pour cause, simple nom caché dans la longue liste de scénariste du film, Aldo Lado (Je suis vivant, La Bête tue de sang-froid, Qui l'a vue mourir ?) était à l'origine du premier traitement du film et officia comme assistant sur le tournage. Selon l'excellent ouvrage Conversation avec Aldo Lado publié chez les copains du Chat qui fume, le cinéaste vint même sauver l'entreprise à quelques reprises et calmer les passions des deux acteurs principaux. Irrémédiablement, le film porte sa marque, aussi bien dans l'utilisation inquiétante d'une Italie historique mais hors du temps que dans le sentiment troublant de morbidité constante qui empoigne le métrage. Il n'est jamais simplement question ici d'un traquenard virant à l'exercice mathématique mais bien à la relation ambiguë et complexe entre deux hommes entre rapprochements et répulsions, domination et acceptation, ou s'entremêlent autant les figures du double que des désirs homosexuels sugérés. Très loin de ses personnages explosifs et nerveux qui ont fait sa légende, Thomas Milian est surprenant en victime presque effacée, en homme incertain et fragile tombant sous le joug du charisme vénéneux d'un Pierre Clémenti (Belle de jour, Le Conformiste...) plus androgyne et mystérieux que jamais. Un duo d'acteur dont l'équilibre, voir la symbiose, nous ferait presque oublier que la superbe Katia Christine est aussi de la partie, dans le plus simple appareil et ce dès le superbe générique d'ouverture.
Film surprenant s'il en est, jusqu'à un twist final venant habilement confirmer l'étrange poésie qui l'habite, La Victime désignée est une authentique réussite, un thriller passionnant et sophistiqué.



