Ce nouveau film signé François Ozon surprendra peut-être les spectateurs pas encore habitués à son cinéma, qui ne manqueront pas de saluer une proposition étonnante. Ceux qui aiment ou détestent déjà son travail, en revanche, ne trouveront pas matière à réviser leur opinion, ni même à être vraiment surpris. Rien de surprenant, en effet, à voir Ozon arpenter les plates-bandes (séduisantes mais savonneuses) du grand Rainer Werner Fassbinder : il lui « doit » en quelque sorte son quatrième long-métrage, Gouttes d'eau sur pierres brûlantes, adapté de l'une de ses pièces - et sans aller jusqu'aux adaptations directes, l'influence du prodige allemand se sera fait sentir plusieurs fois au cours de sa carrière (l'hypnotique Sous le sable n'en étant peut-être pas l'exemple le plus criant, mais à coup sûr le plus gracieux). Rien de surprenant non plus à voir poindre, plus généralement, l'ombre et les atours du théâtre : on n'aura pas oublié Sitcom et 8 Femmes ou, sans remonter aussi loin, l'adaptation de Potiche avec (encore) Catherine Deneuve. Pour l'occasion, le film s'ouvre carrément sur le « lever » d'un rideau rouge ! Détaché de son modèle et de toutes considérations généalogiques, ce Peter Von Kant est du François Ozon pur jus, qui affiche un goût pour la scénographie, un romantisme à la fois tendre et pessimiste, un amour des acteurs et une obsession quasi pathologique pour les actrices (on y trouve une nouvelle invocation pleine d'amertume à la regrettée Romy Schneider !) absolument typiques du réalisateur de Swimming Pool.
Le film est né d'une intuition fulgurante - outre celle de réinvestir l'une des plus belles pièces de Fassbinder, à la fois totalement close sur le plan thématique et tellement ouverte dans son écriture, du point de vue des intentions de jeu. Ozon postule en effet que Les Larmes amères de Petra Von Kant était pour Fassbinder une autobiographie déguisée. A priori rien de bien original, tous les travaux personnels d'un auteur répondant presque par définition à cet axiome... Mais ce postulat va prendre pour le cinéaste une forme esthétique très concrète : s'il y a autobiographie, alors le personnage de l'égocentrique et dépressive Petra Von Kant, c'est Rainer Fassbinder lui-même : « Petra » la styliste devient donc « Peter » le cinéaste ; la gracile Margit Carstensen qui semblait toujours à deux doigts de se fêler comme un verre de cristal dans le film original de 1972 fait place à Denis Ménochet en 2022 (son opposé presque parfait - physiquement parlant) ; la jeune amante Karin devient le fougueux Amir (inversion des sexes oblige !) ; et la muette Marlene, assistante attentive et soumise de Petra, se voit métamorphosée en Karl, non moins taciturne en dépit d'une épaisse moustache qui fait toute la différence !...
Néanmoins si l'une des grandes forces de la pièce et du film de Fassbinder était d'assumer une distribution uniquement féminine, François Ozon - qui a découvert, magnifié ou donné une nouvelle jeunesse à tant de comédiennes - ne peut se résoudre à rendre son propre casting intégralement masculin, malgré le changement radical qu'il opère à ce niveau. Trop grande est la tentation de faire revenir magiquement du passé la cultissime Hanna Schygulla (égérie de Fassbinder qui incarnait alors la jeune Karin et réapparaît, cinquante ans plus tard, sous les traits de la mère de Peter dans les deux derniers actes). Trop tentant également de conserver le personnage haut en couleur de Sidonie qui semble taillé, d'évidence, pour l'Isabelle Adjani d'aujourd'hui - laquelle vient rejoindre presque tardivement, dans la petite galaxie du réalisateur, toute une cohorte de stars féminines (Deneuve, Huppert, Moreau, Ardant, Darrieux, Béart, Rampling, Fabian...) qui commence sérieusement à prendre des allures de palmarès. De même, la fille du personnage central demeure une fille. Trois femmes et trois hommes, donc. Équilibre des forces. Seuls changent de sexe, en somme, les personnages entre lesquels se jouent le désir charnel. Chez Ozon, depuis toujours, il est permis de féminiser les hommes mais on ne virilise pas les femmes sans raison - et on les ignore encore moins !
La tâche de Ménochet n'est pas aisée, qui doit camper d'une part un personnage écrit au féminin (car, pour « libre » que soit l'adaptation comme il est stipulé dès le générique, Ozon n'en conserve pas moins des pans entiers du texte original à peine modifiés ainsi que la trame exacte du récit) et d'autre part une figure bien réelle, quoique sujette à interprétation : celle de Fassbinder lui-même sur la fin prématurée de sa vie, tourmenté, excessif, passionné, alcoolique et cocaïnomane... Le résultat a tout du numéro de trapéziste : performance alternant sans cesse le rouge et le rose, l'âpre et le feutré, le travail à contre-emploi de ce comédien devenu incontournable (quatre films cette année - dont Chien Blanc dans lequel il interprète une autre figure imposante, celle de Romain Gary !) trouve un écho parfait dans la composition brillante du jeune Khalil Gharbia dont c'est la première apparition sur grand écran mais qu'il serait honteux de ne pas voir accomplir une percée foudroyante dans un futur très proche, tant son naturel et son sens précis du timing embellissent le métrage !
Le fait de passer de deux personnages féminins à leurs versions masculines conduit le film d'Ozon, à scènes équivalentes, sur un terrain beaucoup plus musclé que celui de Fassbinder - ce qui n'est pas, en soi, bien difficile. À l'atmosphère pesante et somnambule de l'original, soulignée par de longs plans très composés et langoureux, succèdent ici des joutes verbales plus sèches agrémentées d'une mise en scène plus dynamique, peuplée d'idées discrètes mais percutantes comme ce zoom brutal sur Ménochet qui se retourne vers la caméra en hurlant. Même les éléments importés tels quels de chez Fassbinder dont le spectre plane tout le long du film (ce n'est pas pour rien que son portrait a été placé en exergue), telles les ponctuations musicales, de soudaines interjections dans la langue de Goethe ou la présence des mannequins et des peintures entourant constamment le protagoniste, prennent une coloration très différente. Et même le geste final de « Marlene », absent du texte théâtral qui permettait un vague espoir après le tombé de rideau et qui, dans le film original, correspondait peut-être à une ultime effusion masochiste de ce personnage mutique, prend désormais à travers « Karl », son pendant masculin, le goût d'une revanche explosive et paradoxale trop longtemps différée, et ferme toutes les portes à quelque rédemption que ce soit : les larmes amères, absentes du nouveau titre, devaient tout de même finir par s'imposer au bout du compte...
Ainsi, d'une œuvre aussi méticuleuse que dépouillée, François Ozon a su tirer un patchwork stimulant, plus syncopé, à la fois respectueux (presque religieusement) et personnel (c'est indéniable). Situer de nouveau l'action dans l'Allemagne de 1972 est un bel hommage, mais ô combien artificiel - et assumé tel - à l'écran. Il en résulte ce mélange risqué mais réjouissant qui tient autant du mélodrame flamboyant à l'américaine que du théâtre de boulevard à la française, saupoudré d'un très large background culturel européen (tout ce que charrie l'imagerie « fassbindérienne », bien sûr, mais aussi la voix d'Adjani chantant les vers d'Oscar Wilde en allemand, ou encore Denis Ménochet qui redonne vie à la pochette de l'album Broken English de Marianne Faithfull en grillant une cigarette incandescente dans le bleu de la nuit...). Mélange forcément prisé des amateurs d'Ozon ; mélange que Fassbinder lui-même, bien trop tôt disparu dans sa Bavière natale, n'aurait certainement pas rejeté en bloc ; mélange, enfin, qui confère à Peter Von Kant un look assez intemporel.






