Refoulé dans les video-clubs de quartiers ou dans les bacs promo DVD, Le Seigneur des Anneaux dans sa mouture 70's souffre encore plus d'un dédain immérité depuis la sortie de la trilogie made in genius de Peter Jackson. Pourtant, cette autre adaptation garde pour elle son statut de précurseur, et surtout d'approche foncièrement singulière de l'oeuvre de Tolkien.
Si adapter au cinéma une œuvre littéraire majeure et flamboyante comme Le Seigneur des Anneaux avait tout, a priori, du pari perdu d'avance en 2001, il paraît évident que le même exercice en 1978, alors que les techniques numériques n'existaient pas encore, relevait de la folie pure. Rien cependant qui ne pouvait ici inquiéter le réalisateur Ralph Backshi, frondeur de l'animation américaine, qui avait déjà signé quelques œuvres urbaines et licencieuses comme Fritz Le Chat ou Heavy Traffic. Un artiste indépendant qui avait déjà appris à se battre pour imposer chacune de ses visions et une approche moins grand public qu'un studio Disney alors quasiment seul représentant du genre sur grand écran, et qui avait déjà mis un premier pied dans le monde de l'Heroic Fantasy avec le joli et curieux Wizard, aujourd'hui presque introuvable. Une carrière en forme de combat, dont l'adaptation de Tolkien sera sans doute la plus grande bataille. Car si le livre conte chaque étape d'une quête, la fabrication du film en est une presque aussi épique. De l'achat direct des droits aux tentatives d'expropriation par quelques grands studios, en passant par la formation d'une équipe réduite, tout aurait dû pousser le réalisateur à la dépression. Mais pour contrer un budget particulièrement restreint au vu de l'ampleur du projet, le futur réalisateur de Tygra et Cool World va tout d'abord couper directement dans la trilogie, se concentrant dans ce premier film (il n'y aura malheureusement jamais de suite) sur La Communauté de l'Anneau et Les Deux Tours, estimant que Le Retour du Roi mériterait largement son propre film (et pour cause !).
Mais c'est surtout l'approche même du cinéma d'animation qui se révèle ici d'une grande inventivité. Ne pouvant concocter chacune des scènes épiques et assurer un réalisme consistant avec les techniques d'animation traditionnelles de l'époque, Bakshi décide de tourner l'intégralité du film avec des acteurs pour, par la suite, traiter le tout avec un mélange de rotoscopie (les animateurs redessinent par-dessus les photogrammes) et de radialisation de l'image. Un bon moyen de réduire considérablement le temps de production, mais surtout de donner à son film une patine on ne peut plus étrange, mélange de dessin animé maniériste et d'éléments live à peine dissimulés. Une plastique étrange qui donne une identité particulière au long-métrage, accentuant clairement l'angle Dark Fantasy choisi par le réalisateur, qui semble voir en l'œuvre de Tolkien autant un conte épique qu'un récit horrifique pour les plus jeunes. Sous des teintes automnales, la traversée de la Terre du Millieu par Frodo et ses amis tourne régulièrement au pur cauchemar, entre des Nazgul proprement terrifiants dans leur simple apparence d'ombres torturées aux yeux rouge sang, des orcs aux visages grotesques et une musique de Leonard Rosenman (Robocop 2, Star Trek IV) qui fait un grand écart remarquable entre l'orchestral épique façon Viking, les mélodies de conte de fée et surtout des nappes inquiétantes dignes des giallos de l'époque. A grands renforts de filtres rouges ou verts, Bakshi s'empare des fulgurances d'un Argento ou d'un Bava ! Souvent conspué pour les nombreuses coupes narratives effectuées et surtout pour cette volonté d'atténuer les angles les plus féeriques du récit, ce premier Seigneur des Anneaux n'en reste pas moins un film aussi courageux qu'inventif, dont on aurait tant aimé voir un jour la conclusion.