Production chaotique, remontage éhonté et séquences supplémentaires tournées en catimini, procès en pagailles, sortie repoussée pendant 5 ans, œuvre érotique et exigeante devenue le seul film pornographique tourné en 35 mm... Caligula c'est tout cela, mais c'est surtout une œuvre fastueuse et anarchique d'une puissance démesurée.
La fin des années 70 n'est pas que marquée par la vague Star Wars. Elle l'est sans doute tout autant par l'âge d'or de l'érotisme et de la pornographie, arts scandaleux devenus à la mode et libéralisés autant sous forme de revues qu'au cinéma, grâce à la modernisation de la censure. En pleine success-story, Bob Guccione, créateur de la revue Penthouse, imagine donc utiliser une partie de sa colossale fortune pour livrer une folie des grandeurs, une production pharaonique qui le ferait entrer dans le milieu fermé des moguls hollywoodiens, tout en offrant au public une vitrine alléchante de sa marque. Une ambition profonde mais qui ne se fait pas sans une forme évidente de bon goût, le bonhomme réussissant à convaincre l'inégalable Malcom McDowell (Orange Mécanique) d'interpréter le rôle principal, le respectable Peter O'Toole (Lawrence D'Arabie) d'incarner l'impérial Tibère, ou même le très en vue romancier et scénariste Gore Vidal (Paris brule-t-il ?) d'en signer le traitement. En ligne de mire : l'ascension fracassante et la déchéance totale de l'Empire Romain sous le règne de son empereur maudit : Caligula.
Sans doute fortement marqué par le mélange étonnant de Salon Kitty, sensuel mais perturbant, entre érotisme et drame historique, Guccione offre la réalisation à l'esthète Tinto Brass. Un grand cinéaste, souvent dissimulé justement derrière les corps nus qu'il expose et qui s'empare immédiatement du sujet, tentant d'en incliner la direction vers une œuvre certes luxueuse, mais pervertissant brillamment les visions lisses et basiquement érotomanes du commanditaire. Epaulé par le production designer de Fellini (Amacord) et Pasolini (Salo ou les 120 Journées de Sodome) Danilo Donati, ainsi que du directeur photo Silvano Ippoliti (Le Grand Silence), Brass réinvente l'esthétique faste des péplums d'antan en la rhabillant sous des costumes décadents, des façades immenses et improbables et une surenchère d'accessoires exposant un mauvais goût exquis. Sous une pluie de rouges vifs, de drapés feutrés entre les arrièresèsalles d'une maison de passe et l'enfer de Dante (voir toute la séquence dans l'antre de Tibère), son érotisme ressemble surtout à une foire aux monstres, peuplée d'étrangetés, où l'inceste pratiqué entre Caligula et sa sœur Drusilla (fragile mais perverse Teresa Ann Savoy) n'est pas, tant s'en faut, l'élément le plus révoltant. Une œuvre profondément visuelle donc, emprunte d'une véritable grandeur et d'une démarche intellectuelle remarquable puisque culbutant par le verbe et l'image l'apparente respectabilité de la République et de ses représentants. Faisant de Caligula un anarchiste furieux dans un magasin de porcelaine, Tinto Brass plonge son film dans une succession de visions infernales, de séquences foncièrement théâtrales et grotesques.
Pourtant, immergé dans ce chaos barbare et sadique, l'irrévérence suprême est que malgré son esprit définitivement malade, Caligula semble seul détenir la vérité. Habité par un Malcom McDowell fascinant de démence, une Helen Mirren (The Queen, Excalibur) d'une sexualité brûlante et un Peter O'Toole en pleine décomposition, le film n'est pourtant, malgré sa force sidérante, que l'ombre de lui-même. Bazardé discrètement dès la fin du tournage; Tinto Brass pleure encore les multiples modifications effectuées sur son oeuvre. Des séquences entières jetées à la poubelle (et jamais retrouvée, dont celle du cheval déféquant au milieu du sénat), une narration réorganisée et surtout quelques petites friandises disséminées un peu partout... Clairement pas en adéquation avec la vision biaisée de la sexualité présenté par Brass, et de son discours politique et philosophique, Bob Guccione et le technicien Giancarlo Lui n'ont pas hésité à tourner quelques séquences supplémentaires. En l'occurrence quelques passages platement pornographiques montrant quelques fameuses demoiselles de Penthouse se livrer à du saphisme en règle (gâchant totalement le triolisme, plus soft, se déroulante entre Caligula, sa femme et sa sœur, centre névralgique du film), avalant goulument un sexe en érection ou exposant leurs entrejambes en toutes occasions. Difficile de savoir ce qui reste en définitivement du Caligula original - Tinto Brass faisant un parallèle avec les ruines du Colisée - mais force est de constater que cette cohabitation plus que contrastée entre les deux visions érotiques casse autant le rythme, le sens et l'esthétique du film qu'elle ajoute encore à l'aspect défiguré, scarifié, blessé, désordonné d'un spectacle digne des mythiques orgies romaines.