"Ce film est tiré de faits réels." Ainsi débute Fargo, sur un carton dont le mensonge est aujourd'hui avéré, en plus d'être assumé pleinement par ses metteurs en scène. Plus d'une décennie après sa sortie, tous les aveux de la production n'auront de toute manière pas suffi à soustraire au sixième chef-d'œuvre des Coen sa férocité quotidienne, son incroyable véracité, son hystérie désespérément neutre.
Sans doute amusés par les hordes de drames, films d'épouvante et thrillers " tirés de faits réels ", mais dont " les noms et événements furent quelque peu modifiés pour ne mettre personne dans l'embarras, " les frères Coen ont réalisé avec Fargo le plus abominablement crédible des faits divers cinématographiques. Somptueusement rythmé à l'écriture (les acteurs précisent dans le documentaire " Minnesota Nice " que chaque hésitation, forme plurielle ou rupture de ton se trouvait déjà dans les pages du scénario), le projet Fargo allait naturellement bannir toute l'audace et l'excentricité visuelles qui avaient imprégné les pellicules du Grand Saut et d'Arizona Jr. La dualité créative des deux frères, à l'origine du dédoublement systématique des enjeux de leurs films, allait plus que jamais éclater au grand jour, la platitude feinte de la mise en scène s'évertuant à banaliser des situations aux proportions énormes. Comme s'en étonne encore le directeur de la photographie Richard Deakins dans son timide commentaire audio enregistré pour le DVD collector de 2003, les partis pris visuels de Fargo rejoignent tous une quête de simplicité optimale. Généralement fixes, sinon lents dans leurs déplacements, les plans s'avèrent exceptionnellement longs (chaque séquence n'en compte par conséquent que très peu) et la lumière aspire à une efficacité immédiate, quasiment fonctionnelle. De là à rapprocher les Coen de la nouvelle école Ratner (plan/plan, acteurs au milieu du cadre, inserts selon l'humeur et aucune construction scénique), il y a tout un univers. Intégralement chorégraphié et réfléchi, le calme apparent de Fargo n'a qu'un but : placer le spectateur en face d'un miroir sans teint, l'asseoir, invisible, au cœur même de l'action et en faire le témoin privilégié de la bêtise ambiante.
Fargo traite essentiellement de bêtise, non pas dans le mode de vie si particulier des citoyens du Minnesota (dont les Coen véhiculent au contraire une sympathie touchante), mais à travers les actes de protagonistes tous persuadés d'avoir le contrôle de la situation. En organisant l'enlèvement de sa femme par deux anciens taulards, le vendeur de voiture Jerry Lundergaard espère soutirer à son avare de beau-père, via une rançon, les fonds nécessaires à la construction d'un parking. Bien incapable de se projeter dans l'avenir, le bougre lance au contraire une mécanique meurtrière et absurde, qui condamnera les destinées de sa famille et de parfaits inconnus. Véritable plongée dans les méandres d'un gâchis monumental, que les auteurs s'efforcent de percevoir comme le plus commun des faits divers (voir la scène du kidnapping, où le contraste entre l'immobilité du cadre et l'hystérie des acteurs est frappant), Fargo est une blague profondément noire, et appelle un rire d'autant plus embarrassé de la part de son public qu'il noue avec lui une proximité terrifiante. Les années n'auront altéré ni cette satire délicieuse, ni ce subtil esthétisme du quotidien : la splendide copie proposée par MGM rend ainsi hommage aux couleurs primaires du film, comme en témoigne l'inoubliable séquence d'exécution nocturne, où le trio noir / blanc / rouge transforme en une fraction de seconde un panoramique sobre et précis en authentique évocation des Enfers.