Sorti un an avant le magnifique Les Chaussons Rouges, Le Narcisse Noir est « l'autre » film du duo Michael Powell et Emeric Pressburger, celui avec lequel ils vont imposer une vision unique et scintillante du 7ème Art. Toujours aussi puissant, toujours aussi troublant : un chef d'œuvre une fois encore.
Une fois n'est pas coutume, Le Narcisse noir pourrait se résumer entièrement à son affiche de ressortie. Une nonne s'apprête à sonner une cloche (pour faire résonner la parole divine), mais semble s'être arrêtée pour scruter le vide qui est à ses pieds, un flot de nature riche et verte : l'Inde. Une image en équilibre, à la limite de la chute, véhiculant un certain vertige et où l'on perçoit un vent invisible. Un vent impétueux et constant, qui parcourt chaque image de ce film moins métaphysique qu'érotique, rencontre incroyable entre un groupe de sœurs et un domaine perché dans l'Himalaya, ancien harem d'un maharadja quelconque, lieu où en tout cas la nature imprime son impétuosité et sa nudité. Là, elles tentent d'imposer leur culture, leur rigidité, le blanc immaculé de leur robe, tandis que tout le reste (décors, costumes) rutile de couleurs, de grandeur et surtout de naturel. Jamais les deux réalisateurs n'imposeront leur vision aux personnages ; c'est bien la vision qui s'imposera d'elle-même. Entièrement tourné en studio (incroyable !), Le Narcisse Noir est composé de tableaux gigantesques où des peintures sur verre viennent compléter des plans complexes et poétiques ajoutant généreusement au surnaturel de l'ensemble.
Le film baigne dès lors dans une ambiance étrange, voyant une petite indienne, Kanchi (Jean Simmons), voleuse mais créature d'une sensualité presque animale, obliger les sœurs à se souvenir de leur nature terrestre, de leurs parcours personnels, de leurs vies de femme. Un vrai choc des cultures en somme, où le syndrome indien prend ici une nature plus puissante encore, comme si tout cela était bien trop grand, trop grandiose pour être contrecarré par une foi impalpable. Un sujet des plus avant-gardistes (et osé) en 1947, qui trouve pourtant ici une illustration jouant habillement de tous les outils de l'époque (ce scope ! Ce Technicolor !) et même d'une rigidité toute anglaise, pour mieux apporter un traitement d'une modernité incroyable où l'érotisme, la sensualité des plans se révèlent insidieux, vénéneux. Il faut voir le regard à la fois troublant et effrayant de Kathleen Byron (clairement la performance la plus impressionnante du film) à l'encontre d'un David Farrar apparaissant torse nu : presque indécent. Plus que le personnage joliment joué par Deborah Kerr, c'est justement de cette sœur, fiévreuse, provoquée à la fois par ses pulsions et ses besoins physiques, que va venir le basculement final du Narcisse noir. De l'étude de mœurs, de la comédie dramatique à une imagerie digne des futurs films d'horreur de la Hammer (voir la superbe utilisation des lumières et des filtres de couleurs), Le Narcisse noir prend à contre pied les attentes du public avec une minutie et une éclatante efficacité qui fascine aujourd'hui encore. Du cinéma puissant et magistral.



