Vu comme un auteur adoubé par l'intelligentzia (genre Les Cahiers du cinéma), Roman Polanski n'en reste pas moins un cinéaste attaché, fidèle, fasciné par le cinéma de genre. Un cinéma populaire et aventureux auquel il s'est souvent efforcé de rendre hommage, notamment avec Pirates, Le Bal des vampires ou l'inoubliable Chinatown, relecture des chefs-d'œuvre du film noir Hollywoodien.
Comme beaucoup avant lui, le réalisateur ne peut s'empêcher de dissimuler quelques emprunts et clins-d'œil plus ou moins visibles à Citizen Kane, Howard Hawks ou Le Faucon Maltais, mais cette déclaration n'a rien de l'œuvre nostalgique, puisque passé un très joli générique d'ouverture au format 4/3 presque noir & blanc, vibrant sur les cordes de Jerry Goldsmith (on sous-estime trop souvent ses musiques pour films policiers - cf LA Confidential), Chinatown s'étend vers un cinémascope fabuleusement riche, combinant les montages dans le plan, les profondeurs de champ vertigineuses et les compositions d'une minutie rare. C'est que le changement de format transforme littéralement les ambitions du genre : de petit polar sombre et scabreux, le film noir rejoint par son amplitude la force des grands Western et surtout leur idée de l'épique, apte à conter la naissance d'une nation. Mais Polanski est revenu du rêve américain (meurtre terrifiant de sa femme par Charles Manson), et le tournant névralgique des années 30, conditionné par le décorum puant sous la chaleur étouffante de Los Angeles, est le cadre idéal pour égratigner la surface clinquante du nouveau Continent. Avec Chinatown, l'Amérique moderne (personnifiée par La Compagnie des eaux) naît sous nos yeux. Mais une Amérique fondée sur la corruption, le mensonge, le sexe, la perversion et un fatalisme d'une noirceur implacable.
Dans les arrières-cours troubles des demeures des riches propriétaires locaux et des hauts fonctionnaires, le détective incarné par Jack Nicholson court littéralement après le mal, mais en remuant la merde, provoque un chaos incommensurable. Fini le temps des redresseurs de torts charismatiques et séducteurs, impassibles et retors, Nicholson use de sa gueule carnassière pour mieux souligner l'injustice que son personnage rencontre ; injustice carrément divine, tant son parcours ressemble parfois à un chemin de croix où chaque chapitre entraîne une nouvelle mise à l'amende (extraordinaire idée du sparadrap sur le nez comme pour mieux émousser son flair). Baladé, séduit par la femme fatale terriblement magnétique incarnée par Faye Dunnaway, totalement dépassé par un mielleux mais malsain John Huston, l'antihéros de Chinatown est un jouet du destin, que le futur auteur de Frantic ramène constamment à échelle humaine (voir les plans toujours en amorce de ses épaules), autant pour plonger le spectateur dans les méandres d'une enquête poisseuse que pour empêcher le détective Gittes de s'en échapper. La tragédie s'achève d'ailleurs comme un opéra grandiose dans des quartiers chinois reconstruits en studio, là où "tout a commencé" (mais pour qui ?), sur un plan de grue retrouvant une vision omnisciente, écrasante, reléguant l'enquête à l'anecdote tristement anodine, mais dont la conclusion est une révélation implacable. Habile, élégant, troublant, l'oeuvre de Roman Polanski reste le meilleur film noir de l'ère moderne, et clairement l'un des plus fascinants de l'histoire du genre.



