Deuxième long-métrage du « golden-boy » Steven Spielberg, Les Dents de la Mer s'est imposé, au fil des décennies, comme l'un des maîtres-étalons du « cinéma qui fait peur ». Tout l'art du sultan du divertissement y réside. Premier véritable « blockbuster » de l'histoire, le film est un scintillant thriller maritime à l'efficacité cristalline. Un tour de force technique et artistique renfermant quelques uns des thèmes récurrents d'un metteur-en-scène parmi les plus influents de l'époque contemporaine.
Les Dents de la Mer mériterait d'être étudié dans les écoles de cinéma. L'intrigue va crescendo et Spielberg fait monter la tension plan par plan, minute après minute. Le suspense déployé laisse baba et dresse régulièrement les poils. Dès le générique d'ouverture et le fameux thème musical de John Williams (qui deviendra le compositeur attitré de toute l'œuvre spielbergienne), le spectateur s'agrippe à son fauteuil, les crocs serrés. La séquence durant laquelle l'innocente naïade se fait mettre en pièces est un exemple de minutage cinétique. On ne voit presque rien et pourtant, tout fonctionne. Le cadrage « grand angle », les cris de la victime, l'aileron qui fuse, les suffocations, les litrons de sang qui remontent à la surface... Carton plein. Même topo avec la découverte d'un canot abandonné renfermant un cadavre éborgné. Brrr... Rien que d'y songer, on replonge.
Plus de trente ans après sa sortie, la toute puissance du film reste étincelante, pérenne et inviolable. Chacun des personnages est subtilement caractérisé. Acteur solide aux traits taillés à la serpe, Roy Scheider incarne un père de famille anxieux, ayant dû quitter New York pour des raisons obscures (mais probablement dramatiques). Flic hyper sensible constamment sur le fil du rasoir, Brody détonne face à Quint (Robert Shaw), vétéran de guerre doublé d'un pêcheur de la vieille école, fonceur et fort en gueule. Histoire d'équilibrer la formule dramaturgique, Spielberg a l'idée géniale d'introduire le personnage joué par Richard Dreyfuss : un océanographe candide, chaleureux ; une bonne patte à la bravoure décontractée. Ce trio constitue l'une des principales forces des Dents de la Mer. Embarqués ensemble dans la tourmente, les trois chasseurs improvisés subiront les pires misères et essuieront les foudres d'un requin aussi maous qu'un chalutier. Bon ok, à y regarder de plus près, le monstre marin fait aujourd'hui un peu carton-pâte et certains effets spéciaux laissent à désirer. Mais au diable les détails, nous nous trouvons face à un classique de l'épouvante. Une fulgurante claque filmique qui marque au corps et laisse des traces.
Flashback. En 1975, Steven Spielberg n'était encore qu'un illustre inconnu. A son actif : Duel (1971), téléfilm cauchemardesque (mais confidentiel) aujourd'hui devenu culte et Sugarland Express (1974), « road-movie » tragi-comique salué par la critique. En lui confiant le tournage des Dents de la Mer, les studios Universal ignoraient sûrement qu'ils décrocheraient le pompon. Avec un budget de départ évalué à 4 millions de Dollars (qui passera à 9 millions en cours de route), les recettes finales pulvérisèrent le « box-office », jusqu'à rapporter 470 millions de Dollars à travers la planète. Considéré, à juste titre, comme le tout premier blockbuster de l'histoire du Septième Art, Les Dents de la Mer a profondément modifié la donne. Œuvre charnière, le long-métrage lança la mode (toujours en vogue) des « tentpole movies », ces films d'action estivaux à très gros budget. Plus important, Les Dents de la Mer a propulsé Spielberg dans la cour des très grands. Rares sont les cinéastes qui ont su mêler sens du spectacle et expérimentations artistiques, rentabilité et créativité. Auteur fabuleux, magicien de l'image et roi indétrônable de l'Entertainment, le metteur-en-scène a depuis bâti une œuvre d'une bluffante singularité. Ses thèmes-clés : l'enfance bien sûr (un peu son fonds de commerce), une ambition de nabab, une foi immuable dans le pouvoir fédérateur du cinéma, un goût incommensurable pour le merveilleux et une virtuosité de chef d'orchestre. Perpétuellement en empathie avec ses personnages et avec le public, ce type est un peu l'ami de la famille. Il possède ce don unique d'émouvoir quoiqu'il entreprenne. Avec plus ou moins de succès, c'est un fait. Mais jamais la sincérité de son propos ne se trouve démentie. Qu'il traite de la Shoah ou des extra-terrestres, de la Seconde Guerre Mondiale ou des Dinosaures, d'un archéologue « bande-dessinée » ou d'un tortionnaire nazi, Steven Spielberg touche toujours sa cible et frappe dans le mille. Champion, va.




