En dehors de Citizen Kane, l'immense Orson Welles n'aura connu dans sa carrière de réalisateur que des déconvenues, des confrontations brutales avec une Hollywood grabataire totalement insensible à sa modernité. Pourtant, même remontées, découpées, ses œuvres restent des merveilles. Film maudit par excellence, La Soif du mal accumule les montages, les révisions et les ressorties, mais ne fait à chaque fois qu'affirmer son éblouissante noirceur.
L'histoire est particulièrement célèbre. Admiratif du travail d'Orson Welles (qui devait simplement faire l'acteur), Charlton Heston réussit à l'imposer à Universal pour adapter le roman noir de Whit Masterson. Welles, pourtant peu adepte des commandes, excelle pourtant à se réapproprier totalement le projet, développant certaines thématiques (le racisme en faisant du héros un mexicain occidentalisé) mais surtout en expérimentant avec fièvre de nouvelles techniques de mise en scène et de découpage narratif. Un angle qui laisse froid les spectateurs des projections tests et surtout les producteurs n'hésitant pas à profiter du départ du réalisateur pour la pré-production de son Don Quichotte (qu'il n'achèvera jamais) pour remonter le film et tourner de nouvelles séquences dans son dos. Le résultat est, selon les acteurs et le cinéaste, calamiteux, les modifications alourdissant le rythme, complexifiant les enjeux et se montrant même ridiculement voyeuristes lors de la séquence la plus violente du long-métrage. Un carnage que Welles tentera de combattre en pondant une note d'une cinquantaine de pages pour améliorer ce nouveau montage, lui redonner une véritable unité tout en gardant en tête les volontés commerciales d'Universal. Rien n'y fera, la société sortira le film en l'état, œuvre malade parsemée de fulgurances magistrales (l'ouverture générique), d'une violence palpable et d'une ambiance crépusculaire à défaut d'offrir un scénario compréhensible.
La vidéo permettra quelques années plus tard de découvrir une version longue, censée calmer les ardeurs des cinéphiles, mais ne proposant en définitive que quelques séquences rallongées, sans forcément sauver l'entreprise. Ce n'est finalement qu'en 1998 que quelques passionnés vont réussir à convaincre le studio d'accepter un remontage intégral du film en se calquant sur les notes d'intentions de Welles. Un travail de titan, et surtout de compromis (certaines bobines sont perdues à jamais) mais qui permet définitivement au long-métrage de retrouver toute sa superbe, son incroyable nervosité et surtout une modernité incroyable. A l'image de la séquence emblématique, évoquée tant de fois dans le cinéma de Brian De Palma (en particulier dans Phantom of the Paradise), qui s'étoffe dans ce nouveau montage d'une dimension jusqu'au-boutiste. L'ouverture, donc, est restée dans toutes les mémoires comme l'un des plans-séquences les plus faramineux du cinéma : trois minutes pendant lesquelles une voiture que l'on sait contenir une bombe dans le coffre va et vient devant l'objectif pendant que le couple star déambule joyeusement dans les rues d'une ville frontière, et tandis qu'une samba enjouée de Henry Mancini et les lettrages génériques ne cessent de faire oublier la menace constante et la terrible fatalité qui va s'abattre. Superbe et excitante, la même séquence est désormais proposée sans carton-titre ni musique originale, la bande son jouant justement sur la multitude de sources sonores (dialogues, émission radio, musique provenant d'un bar, bruit de klaxon) avec une efficacité d'autant démultipliée que le dispositif contamine par la suite, enfin, tous le film.
Car si La Soif du mal est un superbe film noir crépusculaire sur la fin d'une époque (toujours cette étrange notion de western lointain) et d'un mythe (le Capitaine Hank Quinlan passant de héros inaccessible à pourri lessivé), c'est surtout une réflexion esthétique sur le chaos et la perte de repères où les enchaînements d'un montage alternatif, la cohabitation de plusieurs trames et trajectoires, s'amusent finalement à faire perdre pied au spectateur et aux deux hommes de loi qui s'affrontent à l'écran : Mike « Charlton Heston » Vargas et Hank « Orson Welles » Quinlan. Deux acteurs somptueux, incroyables de présence, qui ne sont plus que leurs propres victimes dans un étrange combat de plongées et contre-plongées, de fuites morales filmées caméra à l'épaule (une première dans l'histoire), dont le face-à-face viril va entraîner la chute atroce de la femme de Vargas. Une scène effroyable de viol collectif suggérée avec un sadisme certain, qui laisse à penser que Janet Leigh n'a vraiment pas de chance avec les motels. Au final dans La Soif du mal, c'est comme si le monde ne cessait de s'écrouler au fur et à mesure que Welles le capturait. Le noir et blanc est sublime, le montage hautement innovant, la musique de Mancini aussi endiablée que désespérée, la réalisation forcément jubilatoire, mais en dépit de tout ce dispositif savamment calculé, l'auteur de Citizen Kane et La Splendeur des Amberson semble incapable d'en empêcher le délitement. Pas de sauvetage moral, pas de découverte tardive d'un élan salvateur, le long-métrage s'achève sur un nihilisme attendu. Méconnaissable en vieille gitane ou prostituée diseuse de bonne aventure, Marlene Dietrich lâche en oraison funèbre : « Qu'est-ce que ça peut faire, ce qu'on dit sur les gens ? ». Les monstres du cinéma de Welles sont ce qu'ils sont. Il ne peut que les mettre à nu, encore moins les sauver.





