Lorsque deux légendes comme William Shakespeare et Orson Welles se rencontrent, cela crée forcément une tempête créative, mais aussi des réactions épidermiques chez certains. Conspuées, adulées, boudées, admirées, les adaptations de Macbeth et Othello par le créateur de Citizen Kane, restent des œuvres colossales.
Artiste total, Orson Welles aura œuvré aussi bien à la radio (sa fameuse lecture de La Guerre des mondes, entres autres), au cinéma, mais aussi et surtout au théatre, exercice qu'il maitrisa très jeune autant en tant qu'acteur que metteur en scène. C'est dire si sa relation avec William Shakespeare date de ces premiers pas d'artiste, Welles le considérant même comme l'homme le plus important de l'histoire de l'humanité. Il le revisitera tout au long de sa carrière, mais toujours avec un respect qui n'exclut absolument pas les relectures, les adaptations, voir les compilations de textes, toujours pour offrir une modernisation du texte et un regard contemporain. Sa mise en scène de Macbeth Vaudou que Welles avait transposé à Haïti avec des acteurs noirs dès 1936, est devenue particulièrement célèbre pour le magnifique symbole qu'elle représente, tout autant que sa transposition de César dans le contexte fasciste en 1939. Mais l'arrivé de sa vision de Shakespeare au cinéma est largement moins bien accueillie, autant à cause d'un protectionnisme culturel mal placé (on ne touche pas aux classiques !) que par un cinéma totalement anachronique autant par ses liens avec un expressionnisme très proche du cinéma muet (on pense beaucoup à Dreyer) et un avant-gardisme (montage, travail du son) considérable. A l'heure où la belle industrie se gargarisait devant le Hamlet académique de Laurence Oliver, Orson Welles fait tache.
Même si son Macbeth et son Othello, respectivement ses cinquième et sixième longs métrages, ne résultent pas du même dispositif de mise en scène, ils approchent les tragédies originales avec la même audace. Le réalisateur y retravaille intégralement les vers pour les déplacer, les recombiner, opérant de considérables coupes dans ce que certains considère intouchable, à la fois pour les faire correspondre à son point de vue, mais aussi pour leur donner une authentique sensibilité cinématographique. Le comble, Welles choisit même par moment d'éluder le verbe au profit de l'image, comblant le sens par la photographie, voir de rendre certaines phrases presque inaudibles pour que le spectateur se concentre sur le jeu des acteurs qu'il dirige en tête d'affiche. Le résultat est souvent décontenançant, mais passionnant et brillant, le génie derrière La Soif du mal opposant le faux immobilisme d'un phrasé séculaire avec un montage percutant, fiévreux, des décadrages sublimes où s'imposent peu à peu une sensation d'enfermement en totale adéquation avec les thématiques de l'ambition dévorantes (Macbeth) et de la jalousie maladive (Othello) qui nourrissent les pièces. Le réalisateur bouscule le dramaturge, mais toujours avec un amour et une fascination évidente, en démontrant une compréhension profonde.
C'est pour cela d'ailleurs que pour son éblouissant Macbeth (dans son montage de 48), il retourne à une scénographie presque primitive, encastrée dans un décor irréaliste et symbolique, ourdit ses acteurs d'un accent écossais pesant, pour donner corps à un conte horrifique païen, comme le récit d'un crime primordial véhiculé par sorcellerie. Tourné en seulement 21 jours pour la petite société Republic Picture (spécialisé dans le serial et le western de seconde zone) c'est une performance puissante et fiévreuse. Plus inégale, Othello aura eu une production bien plus complexe, s'étalant sur quatre longues années, Welles devant accepter des contrats d'acteurs afin de faire progresser laborieusement les prises de vue. Enregistré entre Venise (les plus beaux cadrages), Rome, la Toscane, le Maroque, avec parfois une même séquence combinant astucieusement des images prises à des milliers de kilomètres de distance, il montre un acteur moins habité, plus en retenu dans son interprétation du générale maure. Mais cette inabituelle discretion est largement compensée par la performance magnétique de Micheál MacLiammóir (grand acteur shakespearien et collaborateur de longue date de Welles) en Iago, symbole même de la trahison comme outil naturel. Le premier avait été entièrement tourné en lieu clos, le second presque intégralement en extérieur (sauf le final qui souligne le cloisonnement définitif du personnage titre), mais les deux semblent constamment habités par la folie autodestructrice de ses personnages, servis par le génie combiné de William Shakespeare et Orson Welles.





