Comme le dit si justement Stéphane du Mesnildot dans l'excellent livret qui accompagne la ressortie en haute définition du chef d'œuvre de Bong Joon-ho, 2004 fut une année essentielle pour le cinéma sud-coréen. En l'espace de quelques mois seulement, trois cinéastes majeurs se sont imposés sur la scène internationale et les cinéphiles se sont tournés vers une contrée où l'équilibre entre cinéma populaire et vision d'auteur est apparue comme une règle plutôt qu'une exception.
Trois festivals ont œuvrés à la consécration du pays du Matin Calme. A Cannes, Tarantino et son jury ont portés très haut le Old Boy de Park Chan-wook en offrant à cette histoire de vengeance tortueuse, virtuose et follement bis le Grand Prix. A Gérardmer, c'est Deux Sœurs de Kim Jee-won qui a récolté non pas un mais deux Grand Prix en emmenant le film de fantômes japonais sur le terrain de la psychanalyse et du drame shakespearien. Quant à Memories of Murder, il rafle la mise au festival du film policier de Cognac (4 récompenses dont le Grand Prix) avec une histoire de serial-killer tragicomique et virulente. Toutefois, le film de Bong Joon-ho est aisément le plus singulier de ce triumvirat coréen. Passés à la moulinette du remake hollywoodien, Old Boy et Deux Sœurs ne font que peu de cas de leurs spécificités culturelles. Les thèmes abordés par les films de Park Chan-wook et Kim Jee-won parlent à tous les publics et se plient facilement (ou presque) à une relecture occidentale. Memories of Murder est un tout autre animal.
S'appuyant sur une histoire vraie tristement célèbre, à savoir une série de dix meurtres commis entre 1986 et 1991 dans la province rurale de Hwaseong par un tueur en série jamais appréhendé, le thriller de Monsieur Bong explore des facettes peu reluisantes de la société coréenne des années 80. S'il est de coutume qu'au cinéma les serial-killers affrontent la crème de la police et les techniques de pointe des équipes d'investigation scientifique, Memories of Murder nous laisse entre les mains de détectives superstitieux, violents, incultes, roublards ou, pire encore, en manque de moyens. Pas étonnant qu'Hollywood n'ait jamais tenté le remake. Seul le Zodiac de David Fincher, très similaire dans ses thèmes (mais pas tout à fait dans son traitement, plus factuel et distant), peut être considéré comme un proche cousin.
Loin des grands centres urbains fantasmés, la campagne de Memories of Murder est une terre sinistre et oubliée, défigurée ici par une usine, là par une barre de bêton sans âme. La photographie désaturée, délavée, de Kim Hyung-koo transforme la nature en complice funèbre d'un meurtrier silencieux et vicelard qui frappe à la faveur de la pluie. Un meurtrier et un violeur. Car les victimes sont avant tout des femmes et Bong Joon-ho dresse un constat terrifiant sur la condition de la gent féminine dans le monde rural coréen. Un monde dominé par des hommes frustes. Pour les personnages masculins de Memories of Murder, les femmes ne sont que des victimes, des statistiques, des objets de fantasmes et quantité négligeable. C'est l'échec et la peur de voir sa virilité ainsi remise en cause qui poussent Park Doo-man, le flic de la campagne (Song Kang-ho, dans son rôle le plus mémorable) à persévérer dans son enquête et non une quelconque compassion pour ces femmes humiliées, étranglées, souillées et abandonnées dans la boue pieds et poings liés. De la compassion, il n'y en a guère plus chez Seo Tae-yoon, le flic de la ville, machine à cogiter totalement insensible et qui ne consentira à laisser parler ses émotions qu'après un dernier meurtre particulièrement gratiné. Les sévices infligés à une jeune fille de 14 ans finissent enfin par faire sortir le détective de ses gonds.
Avec un style bien à lui (il faut voir avec quelle évidence sont travaillées les actions qui se déroulent en arrière-plan et qui décuplent la profondeur de cadres très maîtrisés), Bong Joon-ho livre un film « Fredkinien » en diable qui, une fois digérée la charge sociale, peut se voir comme une réflexion vertigineuse sur l'anonymat du Mal et sa nature impossible à cerner. Trois suspects retiennent l'attention des détectives mais aucun ne semble faire l'affaire. Le dernier est sans doute le bon mais le scénario se réserve le bénéfice du doute sous la forme d'un test ADN non concluant. La caméra du cinéaste scrute les visages, inlassablement, tente de discerner le Diable et semble condamnée à échouer. La banalité sert de camouflage à l'horreur et au vice. Être un simple d'esprit défiguré par des brûlures ne fait pas du premier suspect un monstre, pas plus que les soins attentionnés du second suspect envers une épouse malade ne l'empêchent d'être un authentique obsédé sexuel.
C'est en refusant de donner un visage distinct au Mal que Memories of Murder plonge le spectateur dans la peur. Les monstres sont partout et nulle part. Ils nous observent et choisissent leur proie selon leur caprice du moment. Memories of Murder bouscule les certitudes entre deux éclats de rires pathétiques et nous interpelle en osant briser le quatrième mur dans un dernier plan audacieux. Dans les ténèbres sécurisées de votre salle de cinéma, il se peut que le tueur soit assis juste à côté de vous.






