Voyage au bout de l'enfer est un monument. Un astre immuable siégeant majestueusement au-delà des cieux depuis maintenant quarante ans. Au sujet de ce film aujourd'hui restauré en 4K, tout a déjà été dit. À l'instar du Retour de Hal Ashby, il s'agit du premier long-métrage américain à traiter de front le traumatisme de la Guerre du Vietnam. Œuvre pionnière qui sera suivie de tant de références millésimées (Apocalypse Now, Platoon, Full Metal Jacket, Jardins de pierre, Outrages), Voyage au bout de l'enfer est aussi et surtout un drame intimiste d'une délicatesse à vous remuer les tripes. Un «home-movie» prolétaire camouflé en fresque guerrière dont le souffle romanesque n'a jamais cessé de nous faire vaciller.
Aux commandes, Michael Cimino. Un trentenaire virtuose issu de la pub qui fait d'abord ses armes à Hollywood en tant que scénariste. Il est l'auteur des scripts de Silent Running, une fable écolo-futuriste devenue culte, et de Magnum Force, deuxième volet de la saga tout aussi culte des Dirty Harry. Repéré par Clint Eastwood, il se voit ensuite confier les rênes du Canardeur, un vrombissant road-movie criminel lancé à toute blinde au beau milieu des vastes espaces de l'Americana. Puissante et inspirée, la mise-en-scène de Cimino interpelle. On y descelle déjà un goût prononcé pour l'ampleur opératique et une façon très juste d'appréhender le thème de l'amitié. L'amitié, il n'est question que de cela dans Voyage au bout de l'enfer. Cimino nous immisce parmi un groupe de copains inséparables, trimant dur dans les usines des hauts plateaux sidérurgiques de Pennsylvanie: Mike, Nick, Steve, Stosh, John et Axel. Sur les cinq, trois sont enrôlés au Vietnam. Et rien ne sera plus jamais comme avant.
Déployé sur près de trois heures, Voyage au bout de l'enfer s'articule à la manière d'un triptyque : avant, pendant et après la guerre. Des trois volets, l'épisode vietnamien est le plus expéditif, le plus brutal. Le plus célèbre aussi. Les séquences (bouleversantes) de la roulette russe dans une baraque sur pilotis tenue par les Vietcongs le long d'un fleuve aux eaux putréfiées sont entrées au panthéon du septième art. Tout comme la fuite convulsive de Mike et de Steve, arrimés aux parois d'un hélicoptère de l'armée US. Mais là où Voyage au bout de l'enfer impose véritablement son sceau, c'est dans l'avant et l'après trauma vietnamien. La première heure est un miracle de construction dramaturgique. Cimino filme ses héros au plus près, comme s'il filmait les membres de sa propre famille. Cette proximité empoigne le spectateur, l'agrippe, l'étreint de toutes ses forces. Elle ne le quitte plus jusqu'au générique de fin. Les beuveries au pub local, les fanfaronnades, la majesté mystique de la partie de chasse dans les Appalaches, le long mariage au déroulé quasi-chorégraphique. La dernière heure, celle du retour au pays, évoque quant à elle une oraison funèbre, une marche mortuaire pleine de questionnements, de remords, de non-dits. De plaies béantes.
En une succession de cadrages et de situations millimétrées, le metteur-en-scène orchestre le quotidien du microcosme ouvrier avec une redoutable finesse de ton. Citant John Ford, Akira Kurosowa et Luchino Visconti (trois de ses influences majeures), Michael Cimino alterne entre les plans serrés et les panoramiques, l'intime et le grandiose, l'insouciance et la tragédie, le naturalisme et le légendaire. La direction d'acteurs est tout aussi ébouriffante. Rarement une troupe n'aura été aussi bien si scrutée et l'émotion, si puissamment captée. Tous semblent tellement justes, tellement vrais, en état de grâce permanent. Errant seul au-dessus des nuages, Mike (Robert De Niro) évoque un personnage mythologique aussi héroïque que mal dans ses pompes. Une sorte d'Achille titubant, à l'étroit dans un uniforme trop petit pour lui, et infoutu de tirer une quelconque gloire de son expérience au front. Face à lui, Nick (Christopher Walken), être lumineux mué en zombie au regard halluciné, s'avère encore plus énigmatique : une âme perdue dévorée par les abîmes jusqu'au grand final à l'intensité cauchemardesque. Entre les deux, il y a Linda (Meryl Streep) : un concentré d'ambivalence et de fragilité ; sublime amoureuse contrariée. Sans omettre le fébrile John Savage, le veule John Cazale (dans son dernier rôle) et Chuck Aspegren alias Axel, campé un comédien non professionnel mais authentique chef de chantier dans une aciérie, dont la présence amplifie l'aspect hyperréaliste du film.
Voyage au bout de l'enfer constitue une œuvre majeure de l'histoire du cinéma. Il s'agit d'un opéra épique, presque hors du temps, qui suinte la modernité contestataire du «Nouvel Hollywood» et invoque l'âge d'or du western, via sa glorification de la nature céleste et des étendues nourricières du nouveau monde. Pur film d'auteur, c'est aussi un brûlot politique qui s'interroge constamment sur la notion d'appartenance. Rarement, un film américain n'aura aussi bien illustré la vie d'un groupe (en cela, le film fait souvent écho aux Parrain I et II de Coppola, autres écrins tragiques solidement ancrés dans le réel). Le monde que Cimino dépeint est loin, si loin du rêve américain. En côtoyant Mike et ses potes, on croirait entendre une chanson du Boss Springsteen, chantre des cols bleus, des gueules cassées et des vétérans de guerre. Malgré son immense succès public et critique, Voyage au bout de l'enfer fut taxé de fasciste, voire même de raciste dans sa représentation agressive des Vietnamiens. C'est bien évidemment le contraire. Cimino ne fait qu'exorciser les ravages de la guerre au sein d'une communauté proche de la fable et d'autant plus universelle qu'elle est composée de descendants d'immigrés russes. Durant toute sa carrière, le cinéaste s'est interrogé sur l'Amérique et ses mythes. Cette terre d'exils successifs, où les derniers venus doivent sans cesse s'imposer face à ceux qui les ont précédés. Par le biais de la violence, souvent. Seul véritable terreau rassembleur d'une contrée habituée à faire parler la poudre depuis l'arrivée des pères pèlerins.
Deux ans plus tard, Michael Cimino donnera naissance à un projet encore plus ambitieux : La Porte du Paradis. Un western élégiaque, crépusculaire et démystificateur. Une œuvre tout aussi importante qui poussait encore plus loin la réflexion sur le concept d'«Américanité». Mais le film fut un désastre critique et financier qui provoqua la faillite du studio «United Artists» et catapulta Michael Cimino dans la triste sphère des cinéastes bannis. Jamais il ne s'en remettra. Certes, il livrera L'Année du Dragon. Un polar frénétique, fulgurant, torrentiel, opposant un flic polack, ancien du Vietnam, aux triades de New York. Malgré sa flamboyance visuelle et une thématique qui s'inscrivait dans la continuité du Voyage au bout de l'enfer, la finalisation du thriller fut bridée par les studios qui imposèrent à Cimino un «happy end» dont il ne voulait pas. Vint ensuite le sous-estimé Sunchaser, errance chamanique qui s'interrogeait de nouveau sur la notion d'appartenance et glorifiait l'héritage des Indiens d'Amérique. Puis ce fut le néant. Les oubliettes. Ses dernières décennies, l'artiste les a traversées tel un fantôme, un Frankenstein fracturé à l'image du personnage de Nick/Walken. En 2016, l'astre Cimino s'est éteint. Comme dans un film de Cimino.









