Enième sujet de brouille entre le cinéaste Orson Welles et ses contemporains, et en particulier une alliance aveugle entre la grande critique américaine et la mainmise des studios, La Dame de Shanghai fait partie de ces œuvres abimées, remaniés à son corps défendant, et qui aura mis de nombreuses années avant d'apparaitre comme le grand classique qu'il est, précurseur et hors-norme.
Avec le cinéma d'Orson Welles, c'est un peu toujours la même histoire. Celle d'un cinéaste à la vision artistique incompatible avec les questions financières des grands studios, voir tout simplement avec la notion d'industrie. Le cauchemar débuta dès son second long métrage, La Splendeur des Amberson entièrement remonté dans son dos, et cette ingérence se reproduira inlassablement autant en coupant d'emblé le cordon de la bourse ou en obligeant des révisions drastiques. A ce titre La Dame de Shanghai fait figure d'œuvre sacrifiée, projet de toute façon mis en branle pour couvrir d'énormes dettes personnelles, adaptation assez libre d'un polar populaire de l'époque que la Columbia imagine comme un nouveau véhicule à la gloire de leur star : Rita Hayworth. L'héroïne de Gilda, alors en plein divorce avec le metteur en scène. Une situation initiale tendue on l'imagine à laquelle va s'ajouter un tournage malchanceux (une crise cardiaque en ouverture, des membres de l'équipe qui tombent malade comme des mouches... ) et surtout un angle d'auteur qui s'oppose de plus en plus avec celui, commercial, du grand patron qui ne goûte ni le changement de look de l'actrice en blonde (elle n'a pourtant jamais été aussi belle), ni son rôle de femme fatale peu sympathique ou plus largement des recherches esthétiques très loin de la méthode hollywoodienne et sa forme calibrée. Scénariste, producteur, réalisateur, premier rôle et passablement aussi bien directeur photo que monteur, l'exigeant Orson Welles irrite et le premier montage du film décontenance les pontes de la Columbia. La messe est dite.
Le film repart en tournage pour ajouter des gros plans supplémentaires plus glamours et une séquence chantée charmante mais inutile, la bande sonore aux percussions latines est remplacée par des compositions mélodramatiques signées par un « technicien » maison et le montage globale passe de 140 minutes environs aux 88 d'aujourd'hui... Soit une heure de définitivement disparue, qui rend la trame caduque, souvent chaotique, obligeant Welles à apposer une voix of pour narrer les éléments manquants ! Une cicatrice profonde mais où, malgré ce massacre en règle, persiste coûte que coûte le génie absolu de l'auteur de Citizen Kane. On ne saura jamais vraiment à quoi aurait du ressembler La Dame de Shanghai par un Orson Welles en pleine possession de ses moyens, mais on ne peut qu'être fasciné aujourd'hui par ce film noir avant l'heure (avant l'effet de mode en somme) qui déjà en détourne les codes et en délivre une certaine quintessence violente, désarmante. Loin du cadre refermé voir étouffant, on en tout cas unique d'une ville présenté comme un protagoniste fondamentale, Welles embarque son récit policier vers les rives du cinéma d'aventure profitant d'une croisière dans le pacifique pour tisser autour de son héros sacrifié, Michael O'Hara, un piège inextricable, personnifié par une créature sensuelle dont il semble être le seul à ne pas percevoir la vraie nature.
Des décors extérieurs, là où beaucoup d'autres auraient préféré le confort des studios, qu'il film presque à la manière d'un documentaire, inscrivant des rues mexicaines ou le véritable arrière plan d'un Chinatown inédit alors (avec des vrais chinois !) d'une contenance sociale esquissée mais présente, dont le spectateur a la confirmation dans le récit froid que O'Hara fera à l'occasion d'un piquenique en forme de caprice bourgeois : celui d'une partie de pèche s'achevant par une horde de requins s'entre-dévorant. Pas de mystères, ces créatures voraces qui s'écharpent pour quelques bouchées de viande ne sont qu'une évocation symbolique de la troupe de personnages obsédés par le pouvoir de l'argent, et par extension de la vénalité de la société américaine que le cinéaste n'a jamais cessé de critiquer. De cette métaphore qui reviendra avec majesté dans de très célèbres retrouvailles dans un aquarium (presque) déserté où les élans romantiques sont réduits à néant, La Dame de Shanghai en garde une sensation de rêve éveillé, de cauchemars opaque, culminant bien entendu dans la mémorable séquences finale dans la funhouse d'un parc d'attraction. Un pur moment d'expérimentation formelle, sublime, expérimental, surréaliste, qui avec sa salle aux miroirs qui semblent se refléter à l'infini, déconstruit définitivement le complot du scénario alors que le couple vénal s'autodétruit en voulant s'entre-tuer. Souvent copié, jamais égalé... et même de loin.




LA DAME DE SHANGHAI © 1948, RENOUVELÉ 1975 COLUMBIA PICTURES INDUSTRIES, INC. Tous droits réservés.