Palme d'or de la cuvée 1979, la première superproduction American Zoetrope fondée par un Francis Ford Coppola tout juste pontifié par ses deux premiers Parrain dépasse aujourd'hui encore ses camarades Platoon ou Full Metal Jacket (pour ne citer que les plus réussis) par sa portée universelle et sa puissance visuelle. Que ce soit dans son montage d'origine, sa version Redux (presque une heure de rab) et désormais le Final Cut, Apocalypse Now est une référence, une date.
Tournage catastrophe risquant de mettre en banqueroute son producteur / réalisateur Francis Ford Coppola, Apocalypse Now porte admirablement son titre. Dépeinte à l'époque dans la presse comme un pari désespéré, marquée par un typhon ayant fait des milliers de victimes, la crise cardiaque de Martin Sheen, les stupéfiants ingurgités par une grande partie de l'équipe (dont Dennis Hopper, forcément), les délires mégalomaniaques de Coppola et de Marlon Brandon, l'aventure aurait pu aboutir à un amas pompeux et informe. Mais il faut croire que c'est justement ce chaos sans nom (on passe sur les hélicoptères envoyés au front d'une guerre civile locale en plein milieu d'une séquence coûteuse), cette succession d'infortunes et d'improvisations (malgré le dirigisme poussif du cinéaste) qui confèrent au long-métrage cette sensation d'urgence fiévreuse, mêlée à une déliquescence contemplative proche d'un bad trip. Celui des personnages certes, mais surtout celui d'un pays entier, embourbé dans un conflit lointain. Car comme l'a souvent répété présomptueusement Coppola : « Apocalypse Now n'est pas un film sur la guerre du Vietnam, c'est LA guerre du Vietnam ». D'où une volonté de décrire avec surréalisme la présence de la culture de l'entertainment et de la gloire patriotique dans une Asie qui semble la rejeter comme un virus.
La crédibilité des situations, aussi ridicules ou choquantes soient-elles, est apportée par le talent et les souvenirs du scénariste John Milius (Conan le Barbare, L'Aube rouge, Big Wednesday), mais reste constamment contrebalancée par une mise en scène aussi spectaculaire, voire déplacée (l'arrivées des hélicoptères sur fond de Chevauchée des valkyries, les tonnes de napalm déversées) que décalée s'attardant sur des images fantomatiques, curieuses et dérangeantes. Construite autour d'une adaptation libre du classique de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, la quête intime de Willard (incroyable Martin Sheen) adopte finalement les atours d'une Odyssée (certaines images évoquent volontairement les écrits d'Homère) ; odyssée destructrice bien sûr, la remontée le long de la rivière se transformant peu à peu en remontée du temps, les personnages allant toujours plus loin vers la sauvagerie et l'instinct primitif. Peu à peu transportée par un montage de plus en plus lâche, aux fondus enchaînés ou au noir angoissants, cette lente et muette apocalypse culmine dans une ultime confrontation entre le soldat en pleine crise post-traumatique et le général-gourou régnant sur ses ouailles zombifiées. Entre les monologues speedés de Dennis Hopper (aussi barré à l'époque que son personnage de journaliste allumé) et les phrases poético-métaphysiques d'un Brando en roue libre, sans oublier la reprise du The End de Jim Morrison, Apocalypse Now réussit à susciter un niveau de fascination rarement atteint au cinéma. Un miracle total, la preuve du génie pictural de Coppola... Une expérience inoubliable.





