Sidney Lumet première période. Celle des grands drames humains en noir et blanc, des approches politiques annonçant la charge des 70's tout en préservant le cadre de studios et une rigueur télévisuelle. Celle des premiers chefs d'œuvre dont Point Limite fait définitivement partie.
Cinéaste ayant occupé le terrain pendant pas moins de cinq décennies, Sidney Lumet est le plus souvent défini par ses productions des années 70 avec le trio de tête Serpico, Un Après-midi de chien et Network. Newyorkais dans l'âme, issu d'une famille juive de gauche, lui-même ouvertement libéral et engagé, il a forcément trouvé un terrain idéal à ses réflexions avec l'avènement du Nouvel Hollywood et une nouvelle forme de cinéma de la contestation. Mais ce mouvement il l'avait lui-même entamé dès son premier long métrage, 12 Hommes en colère, huis-clos à la perfection sidérante, capture humaniste mais lucide de la société américaine, critique acérée du système judiciaire et réflexion ouverte et brillante sur la peine de mort. Avec Point Limite, sa carrière entamée sur les planches puis sur les productions en directe pour la télévision, vont à nouveau lui servir comme canevas structurel, comme tremplin, afin d'en retrouver à la fois l'intensité d'interprétation et l'énergie profonde qui se dégage de cadres resserrés, fermés, en apparence d'une simplicité enfantine. Tout le génie du cinéma de Lumet est là, dans cette modestie de la mise en scène ne cherchant jamais à dépasser son sujet ou à prendre le devant sur les acteurs. Le cinéaste les cadre avec ferveur, capture la moindre de leurs attentions, et déploie l'air de rien un dispositif habile et rigoureux dans une lente progression des angles de caméras (de contre-plongée à plongée), dans la gestion d'un espace de plus en plus isolant et distant, qui affirme puissamment le propos même du scénario de Walter Bernstein (Le Prête-nom avec Woody Allen) alors blacklisté à Hollywood.
Le récit de quelques heures sous haute tension où à cause d'une erreur technique des bombardiers américains s'apprêtent à lâcher deux bombes nucléaires sur Moscou. Le fameux Doomsday Clock qui part en vrille et le film observe les réactions tout d'abord assurées des représentants militaires américains, puis le glissement vers une désorganisation totale, une inéluctabilité funeste qui laisse sans voix. En ligne de mire cette fameuse dissuasion nucléaire qui ne prend jamais en compte le petit grain de sable qui fait dérailler la machine, l'absurdité de la Guerre Froide et de la course à l'armement, mais aussi la déshumanisation des sociétés reposant de plus en plus sur la machine pour son propre bien. Dans Point Limite lorsque l'homme tente de reprendre le contrôle il est déjà trop tard. Un film puissant, jamais moralisateur et finalement universel et intemporel qui impressionne d'autant plus que son petit budget (les décors sont pourtant pointus), son déni par l'Air Force (qui refusa toute aide logistique ou informations), fut opposé durant sa production à un certain Dr. Folamour de Stanley Kubrick qui sur le même sujet développait une farce destructrice, aujourd'hui culte, mais peut-être presque plus aisée. Lumet choisi ici l'intelligence du spectateur, le pousse à produire sa propre opinion, sa propre vision de la catastrophe, et donne tout pouvoir à l'humain grâce à une compagnie d'acteurs intenses et d'une justesse constante, menée par un Henry Fonda idéal en Président bouleversé prêt aux pires des sacrifices, et un Walter Matthau glaçant en théoricien politique ambiguë et calculateur. Du cinéma de grande classe qui fait lentement mais surement monter une tension viscérale jusqu'à un final qui retourne l'estomac. Le silence le plus assourdissant du monde.



