Dernier chef d'œuvre du western italien, Keoma ressort dans un superbe coffret chez The Ecstasy Of Films et a droit à sa première édition Blu-Ray en France. Un excellent moyen de réévaluer sans doute le meilleur film de Enzo Castellari, avec l'icône Franco Nero en ange exterminateur accompagné d'une bande son incroyable.
Les années 1970 furent une longue descente aux enfers pour le western italien et lorsque Keoma sort en 1976, le genre semblait mort et enterré. En effet, hormis Mon nom est personne les films sortis dans cette décennie étaient principalement des parodies à la Trinita, des western Kung-Fu ou bien des relectures des aventures de Jack London qui ne passionnèrent ni les foules ni les critiques... Keoma est donc un véritable petit miracle parvenant à rendre hommage au genre tout en s'affirmant comme une réalisation originale et particulièrement baroque. Grâce à la belle initiative de The Ecstasy Of Films (les chansons du film sont sous-titrées), nous comprenons désormais mieux la démarche de Castellari concernant la Bande Originale du film concoctée par Guido & Maurizio De Angelis. Une musique étouffante, envahissante, qui file la chair de poule et qui se révèle être un acteur à part entière. Inspirée par les ballades de Leonard Cohen et Bob Dylan, on assiste ainsi à une sorte de comédie musicale dans le Far-West ! En effet, comme dans un opéra, les chansons du film font avancer le récit, révèlent les pensées intérieures des personnages et affirment l'idéal de Keoma : une aspiration de liberté et de paix face au racisme et la lâcheté collective. Sybil & Guy (Susan Duncan-Smith et Cesare De Natale de leurs vrais noms) et leurs voix singulières ne laissent pas indifférents et pourront finir par nous agacer, mais leur influence est clairement décisive et font de ce film une œuvre à part. Outre son aspect opératique, Keoma s'avère particulièrement théâtral grâce à une dramaturgie accentuée par des flashbacks situés dans le présent ou par la présence d'une vieille femme symbolisant la Mort et apportant une touche fantastique et allégorique, tout comme le contexte d'épidémie de peste. Comme dans Django porte sa croix, Castellari ira jusqu'à crucifier son héros dans une séquence absolument remarquable où la trahison familiale et le deuil nous emmènent vers les tragédies shakespeariennes.
Qui de mieux pour personnifier ce personnage christique, qui ne tend pas l'autre joue, à la chevelure de hippie que Franco Nero ? Son personnage rentre aussitôt dans la légende du genre avec sa dégaine incroyable, son torse nu sous sa veste, son cheval blanc et ses « pattes d'eph » ! On songera aussi au Django de Corbucci dont l'ombre rôde sur tout le film, notamment la première partie qui d'un point de vue scénaristique reprend la trame du pistolero au cercueil. Ce film peut être aussi vu comme un hommage au genre qui avait permis à Castellari et Nero de percer dans le métier et d'accéder à la célébrité. L'interprétation de Woody Strode, particulièrement impressionnante et émouvante, qui œuvra aussi bien dans le western italien qu'américain est également un joli clin d'œil. Tout comme celles des habitués William Berger (Colorado) et Donald O'Brien (Saludos Hombre). Notons aussi la présence du plus grand chef-décorateur du « spaghetti », Carlo Simi, et du célèbre producteur Manolo Bolognini. Tourné dans les studios Elios (où furent tournés entre autres Django et Le Grand Silence), alors en pleine déliquescence, ainsi que dans les Abruzzes, le long-métrage révèle enfin le talent de son réalisateur. Alors qu'en cette même année 1976 il réalisait un des meilleurs polars italiens avec Big Racket, sa maestria dans la réalisation est ici assez bluffante quand on sait qu'il sombrera dans les nanars dans les années 1980. Angles improbables, montage dynamique et caméra en mouvement : on est bien chez Castellari ! Multipliant des travellings insensés et des prises de vue quasi surréalistes dans un décor sempiternellement battu par le vent (une idée de Franco Nero), Castellari nous offre de magnifiques tableaux telle ce pré-duel de fin avec les chevaux des trois frères perdus dans le brouillard ou lorsque les frères portent leur père mort face à Keoma. Comme le genre en était friand, le cinéaste utilise aussi à merveille l'art du flashback, l'intégrant dans le cœur et dans l'action du récit. Gimmick fort apprécié du réalisateur, les ralentis à la Peckinpah sont légion et font leur petit effet. Même si de l'aveu même de Castellari, il en usa peut-être un peu trop.
Malgré le succès du film, ce ne fut qu'un soubresaut, un ultime du chant du cygne qui ne fut peu ou pas suivi, et seule une poignée de westerns italiens seront encore tournés (Adios California, Selle d'argent...). En somme ce Keoma, sorte de testament du « spaghetti », s'avère totalement incontournable, et grâce à cette sublime édition retrouve une seconde jeunesse.




