Première adaptation de l'œuvre de Sade par Jess Franco, et il y en aura beaucoup d'autre, Justine ou les infortunes de la vertu profite aussi d'une des périodes les plus inspirées du cinéaste, ainsi que d'une décennie où les budgets confortables canalisaient élégamment ses petites errances stylistiques.
Par sa frénésie filmique et sa capacité à mettre en boite une production avec dix centimes en poches suivi le plus souvent de distributions plus ou moins douteuses, Jess Franco reste poursuivi par une image de roi du Z, de metteur en scène très inégal versant le plus souvent dans l'érotisme gratuit et le mauvais goût. Mais dans les années 60 le cinéaste, grâce à sa collaboration avec le producteur Harry Alan Towers (Le Cirque de la peur, Fanny Hill, Dr Jekyll et Mr. Hyde version Kikoïne), jouit d'un certain confort se permettant des productions beaucoup plus luxueuses comme ses nouveaux Fu Manchu avec Christopher Lee.
La preuve aussi avec ce Marquis de Sade: Justine profitant de superbes costumes historiques, de décors amples et éloquents, d'un nombre conséquents de figurants, mais aussi d'une ambition artistique éclatante entre une photographie aux contours technicolor et aux excès parfois dignes d'un film de Mario Bava, ainsi qu'une d'une bande originale orchestrale, aventureuse, tour à tour romantique et ironique signée par l'illustre Bruno Nicolai (Toutes les couleurs du vice, Saludos, Hombre...). Sans compter bien entendu sur la présence à l'écran de figures connues du cinéma populaire européen et américain dont un Jack Palance cabotinant avec délectation dans son rôle de grand prêtre de la débauche.
Une stature classique digne d'un bon épisode d'Angélique Marquise des anges, mais mise au service du maître de la perversion, ce cher Marquis de Sade. On reste cependant ici dans l'acceptable, car Les Infortunes de la vertu publié en 1787 reste le texte le plus soft de son auteur. Un détournement ironique et grinçant des gentillets contes moreaux qui venaient éduquer les jeunes gens et leur montrer le chemin lumineux à suivre. Pauvre petite Justine donc, volée, trompée, instrumentalisée, accusée à tord de vol et de meurtre mais qui reste farouchement accrochée à sa virginité et à sa bonté coûte que coûte, et qui découvre avec son regard d'une naïveté confondante (à ce niveau là c'est de la bêtise) un monde violent, pervers et sans pitié où sa sœur, Juliette devenue prostituée et meurtrière embrasse généreusement la logique. A l'instar du roman, Jess Franco propose un film légèrement érotique, finalement peu sanglant même, et fait preuve d'une compression profonde de celle-ci en rejouant par sa mise en scène, ses décalages et un humour de situation aux lisières de la farce, le ton sarcastique et irrévérencieux de Sade. Tombant de Charybde en Scylla, exploitée en petite tenue dans une auberge, jetée en pâture à quelques brigands et s'imaginant sauvée en découvrant un monastère isolé pour mieux tomber dans les griffes de défroqués explorant les joies de la domination S&M, la jolie et ingénue Justine, n'apprend rien ou presque de ses mésaventures.
Une adaptation fidèle et appliquée, souvent juste, et à laquelle Jess Franco choisit d'ajouter des séquences impliquant le Marquis en personne. Incarné par Klaus Kinski (quelle évidence !), l'auteur incarcéré se voit hanté par les visions de ses deux créations féminines alors qu'il couche fiévreusement sur le papier la première version de leurs aventures. Des séquences oniriques qui ajoutent une autre dimension à la comédie délurée et font directement le lien avec les adaptations à venir, de plus en plus libres, fantasmagoriques voir expérimentales. C'est sans doute le pan le plus passionnant de la filmographie de Jess Franco qui vient de naître.



