Longtemps dégusté uniquement dans les grands vidéoclubs de quartiers, trompeusement présenté comme un simple film d'horreur d'attaque animale, tant en vogue dans les années 80, Les Crocs du Diable est surtout un étonnant thriller politique, entre récit d'évasion et tentative de coup d'état où le canidé, particulièrement pugnace semble animé par les pires démons de l'Espagne franquiste.
Produit alors que le régime de Franco achevait enfin son délitement, El perro est sans détour un film éminemment politique et investi. Un thriller musclé, admirablement cadré et monté, qui suit à la trace un mathématicien évadé d'une prison pour dissidents politiques d'un lointain pays d'Amérique centrale, tentant de rejoindre la ville et une cellule de résistance avec des informations pouvant enfin permettre l'élimination du dictateur local, surnommé « Le Chien ». Dans un décor souvent écrasant et gigantesque entre collines abruptes et arides, marais suffocants et paysages broussailleux à perte de vue, la caméra suit à merveille l'échappé dangereuse du personnage interprété par Jason Miller (inoubliable Père Karras de L'Exorciste), sa rencontre avec une femme et sa fille perdu au milieu de ce paysage désolé, ses péripéties avec quelques révoltés locaux, avant qu'il ne rejoigne finalement une citée à l'urbanité tranchante. Un monde moderne qu'il ne reconnait plus, comme si le combat contre le fascisme l'avait en effet totalement coupée des évolutions et des années s'écoulant autour de lui. A fleur de peau, en bout de course, il y devient l'acteur principal d'une révolution terminale.
Aujourd'hui un peu trop oublié en dehors de l'Espagne, Antonio Isasi-Isasmendi fut l'un des auteurs les plus remarquables du cinéma populaire espagnol des années 60/70 signant des divertissements parfaitement enjoués comme une version de Scaramouche ou des films d'action « à l'américaine » comme Les Hommes de Las Vegas (avec Jack Palance et Lee J. Cobb) ou le célèbre Meurtres au soleil. Un vrai savoir-faire d'artisan, un sens indéniable du grand cinéma bis que l'on retrouve ici pleinement, venant nourrir une apparence plus proche des thriller paranos US de la décennie, cultivant un réalisme plus cru, une image plus brutale, mais toujours aussi habilement conçu, sublimé par un montage précis, inspiré et particulièrement hargneux. Une tonalité très particulière, qui embrasse effectivement celle du survival puisque par-dessus ce canevas qui aurait pu s'avérer classique surnage la présence d'un terrible molosse lâché aux basques par un tortionnaire mourant. Obéissant jusqu'au bout à son maitre, le fameux chien traque inlassablement sa cible, le surprenant alors qu'il prend un bain dans un lac isolé, lorsqu'il prend un peu de bon temps, lorsqu'il pense avoir enfin trouvé la protection réconfortante d'autres révolutionnaires... Comme si toute paix, tout relâchement lui était désormais interdit. Une créature à la lisière du fantastique par sa faculté à retrouver, infatiguable, la trace de l'homme en fuite, qui menace aussi ceux qui sont entré en contact avec lui, créant par sa seule présence une atmosphère de crainte, de suspicion et de paranoïa troublante. Faisant aussi bien office de double avec le dictateur du film, que prenant les contours d'une métaphore bien lisible du régime franquiste et du fascisme commun, le chien est investi d'une même présence terrible et vorace que celle du fameux Dressé pour tuer de Samuel Fuller.
A la fois symbolique puissante d'une libération en cours et des fantômes d'un pays meurtri, et pure film d'exploitation mêlant suspens implacable et aventure sauvage, Les Crocs du diable est une œuvre marquante.



