Après le monde du théâtre dans All About Eve, Mankiewicz s'attaque à celui pas plus reluisant du cinéma et pour cela s'échappe du carcan des grands studios américains. Le film de l'indépendance retrouvée, mais tout aussi vite perdue, qui reste cependant une nouvelle preuve éclatante de la singularité de l'œuvre avant-gardiste de Joseph L. Mankiewicz.
Lassé de devoir batailler le moindre bout de gras avec la tonitruante MGM, après s'être échappée de la Twenty Century Fox avec qui il avait été sous contrat presque toute sa vie, Joseph L. Mankiewicz décide de créer sa propre société de production, Figaro Inc. et de transformer son projet de roman décrivant l'ascension incomprise d'une jeune star en un nouveau film qui sera à même de refléter son regard intérieur et amer sur le milieu qu'il connait si bien. Tourné en Europe loin d'Hollywood, La Comtesse aux pieds nus n'échappera malheureusement pas totalement à la réalité américaine, ainsi comme souvent également scénariste de ses projets, Mankiewicz devra se résoudre à revoir certaines thématiques, à les déguiser pour passer sous le couperet de la censure - de l'homosexualité du beau Conte italien ne subsistera que par deux plans équivoques sur son chauffeur - mais aussi à restreindre parfois ses ressemblances avec quelques personnalités, Howard Hugues ne gouttant que peu par exemple les références à peine déguisé faisant état de ses mauvais traitements envers les femmes. Amoindri, malmené, mais certainement pas étouffé dans l'œuf, La Comtesse aux pieds nus reste un film qui prend constamment les convention du cinéma américains à rebrousse-poil. Ne serait-ce qu'en faisant de l'immense Humphrey Bogart, ici à la fois ombre de sa propre mythologie et double du cinéaste, non pas le personnage masculin principal, ni même le partenaire romantique de Maria Vargas, mais son découvreur, puis amis et confident qui disparaitra même de l'écran de manière régulière.
Narrateur initial qui témoigne de la mort récente de celle qui est devenue la comtesse Torlato-Favrini, il induit par son statut de réalisateur-auteur une analyse méta et douloureuse du milieux du cinéma où les producteurs, désormais échappés de l'industrie, règnent en maitre et où l'art à tendance à disparaitre derrière les apparats de la médiatisation. Mais le film ne se contente pas ce cela, passe le relais du témoin et poursuit l'ascension de l'héroïne dans le petit monde rance et vide de la riche communauté du bassin méditerranéen avant de la laisser se faire piéger par une aristocratie en agonie et qui finira, en effet, par la tuer. Trois mondes se gavant d'argents, d'apparences et de standing social qui va progressivement détruire cette Cendrillon moderne. Une belle et farouche danseuse espagnole devenue icone en seulement trois films (dont on ne verra aucun image ni scène de tournage) incarnée par une Ava Gardner éblouissante, sensuelle, puissante, accédant ici à la grâce délicate entre la figure de la femme inaccessible et celle d'une créature fragile, jamais à sa place dans des mondes qu'elle avait trop idéalisé. Elle qui comme son interprète ne cache pas vraiment ses appétits sexuels et sa liberté de femme moderne, se heurte ici constamment à un monde machiste, totalitaire et égoïste qui détruit ses rêves de princesse trop naïve. Pas une once de cynisme chez Mankiewicz, mais un constat acerbe, affligé, de la réalité de mondes qu'il rejette avec un certain fatalisme.
Grand mélodrame sans réelle romance, ni grandes effusions de larmes et de passions, La Comtesse aux pieds nus se calque sur les formes fascinantes de son héroïne sacrifiée, affichant des formes sublimes (la photo de Jack Cardiff est forcément à tomber), une écriture fine mais trouble, mais aussi un mélange de modernité surprenante (la déconstruction par les changements de narrateurs, la structure du flashback mortifère, la scène tournée sous deux angles différents...) et une fragilité constante dans cette primauté à un hors-champs à la fois voulu et subis. Comme Maria Vargas échappe à la compréhension de ses contemporains, La Comtesse aux pieds nus se dérobe parfois à nous.



