Chaque nouveau film de Martin Scorsese (Les Affranchis, Gangs of New York) provoque autant de passion que de débats. Difficile cependant d'entendre les réserves de certains face à la maîtrise absolue affichée par sa dernière œuvre sur pellicule.
68 ans et toutes ses dents (enfin a priori), Martin Scorsese fait partie de ces rares monstres sacrés à oser se mettre en danger à chaque nouveau film, passant récemment d'un remake habile d'un polar hongkongais (Les Infiltrés) à une ode rock aux Rolling Stones (Shine a Light). Le tout sans faiblir, le cinéaste jouant autant de la forme que du fond d'un art qu'il pratique avec un talent incroyable depuis quelques décennies. Œuvre crépusculaire autant que gothique, le roman Shutter Island de Dennis Lehane (Mystic River, Gone Baby Gone) avait certes tout pour plaire au réalisateur : une reconstitution d'une époque aussi crue que fantasmagorique, une description appuyée d'un microcosme sociétal avec ses propres mécaniques, ses codes et sa hiérarchie écrasante... Le manuscrit présentait toutefois de véritables risques dans sa mise en lumière de la folie comme outil narratif. Un mélange entre réalité et visions plus ou moins biaisées, qui devient heureusement le centre du long-métrage devant l'objectif virtuose de Scorsese. Sa mise en scène sobre et structurée se rapproche naturellement des films noirs des années 50, et en particulier du Shock Corridor de Samuel Fueller (aux contours thématiques justement très proches) avec des jeux de lumière inspirés et une mécanique des plans hitchcockienne.
Ce cadre rigoureux permet d'instaurer sans surabondance la lente dégradation de l'équilibre mental d'un DiCaprio fiévreux (l'une de ses meilleures interprétations), dégradation qui semble contaminer la nature des lieux (brouillard à couper au couteau, tempête homérique...) autant que le long-métrage lui-même, traversé par des images traumatiques héritées de sa découverte d'un camp de concentration pendant la seconde guerre mondiale et la mort tragique de son épouse. Les repères s'effondrent et Shutter Island glisse vers l'horreur pure, baladant plonge dans la paranoïa et frise le cauchemar lors d'une visite d'un bâtiment de haute sécurité plongé dans les ténèbres. Manipulateur, Scorcese décrit une apocalypse au singulier, rappelant les fulgurances formelles et affectives de son sublime A tombeau ouvert. Même la principale faiblesse du roman est doucement écartée par le cinéaste, qui minimise le twist final en préférant à l'effet de surprise pataud un saupoudrage savant de détails et d'attitudes (Mark Ruffalo et Ben Kingsley sont parfaits), mettant le spectateur sur la voie pour mieux lui asséner une séquence finale d'une violence émotionnelle tétanisante.



