La nouvelle d'un remake du cultissime Bad Lieutenant d'Abel Ferrara par Werner Herzog sous la houlette de Millenium Films, branche "sérieuse" de Nu Image, avait tout pour inquiéter. Et c'est peu dire que les a priori les plus méfiants s'effacent dès les premières images d'Escale à la Nouvelle Orléans...
Werner Herzog l'a avoué lui-même : pas une seule fois n'a-t-il daigné visionner le Bad Lieutenant original. Et de fait, Escale à la Nouvelle Orléans n'a rien du remake attendu, le script replaçant sur l'échiquier les ingrédients essentiels du film de Ferrara (flic ripou, accro à la drogue, en charge d'un meurtre insoluble et pris dans l'engrenage de paris sportifs qu'il perd lamentablement les uns après les autres) pour mieux les redéfinir, les remodeler au gré des envies narratives de Herzog. Variation sur un thème déjà connu, ce Bad Lieutenant post-Katrina entend avant tout traverser, comme au ralenti, un pays dévasté à la fois physiquement et moralement. Un microcosme aux terres jonchées de cadavres et d'autant de fantômes, dont la présence semble imprimer discrètement la caméra. Avec son ambiance jazzy incroyablement mélancolique, sa mise en scène langoureuse parvenant à faire respirer la séquence la plus modeste, Escale à la Nouvelle Orléans contemple une société piégée dans une sorte d'étape transitoire, privée de son passé par une tempête biblique et pas encore suffisamment forte pour appréhender son avenir. Bloqués dans un présent indécis, avec lequel il faut bien composer et continuer à vivre, les personnages sont finalement tous à l'image de Terence McDonagh, dont le dos coincé ad vitam aeternam symbolise à merveille l'inconfort ambiant. Voûté comme pour mieux porter le poids de ce monde sur ses fragiles épaules, le mauvais lieutenant du titre n'est au bout du compte ni complètement noir, ni complètement blanc, et ses errances à la lisière de toute moralité font tout le sel de ce film exceptionnel.
Rien n'est précisément condamné ou béni dans Escale à la Nouvelle Orléans. Une scène d'interrogatoire musclée perpétrée par McDonagh sur une vieille handicapée peut se révéler tout à fait légitime, tandis qu'une bonne action, généreuse et désintéressée, peut changer à tout jamais le destin de son auteur. Tel un esprit vagabond, Herzog promène son spectateur d'une situation à son contraire, entremêle des enjeux disparates en prenant le temps d'observer, d'analyser, de rêver aussi, et de se projeter dans les drames les plus improbables - le cinéaste allant jusqu'à prendre, quelques secondes durant, le point de vue d'un caïman dont la compagne vient de finir écrabouillé sur le bitume. Des visions de cette trempe, rassemblant faune, flore et humanité dans une seule et même galère, ce Bad Lieutenant en compte une poignée, profitant à l'occasion des hallucinations de son héros camé (cf. la superbe scène des iguanes, captées via des plans numériques collant au plus près des écailles, ou encore de l'âme dansant au dessus du cadavre d'un malfrat). Il est d'ailleurs bon de préciser qu'en offrant le rôle à Nicolas Cage, Werner Herzog fait preuve d'un authentique coup de génie. Merveilleux dans Red Rock West, Leaving Las Vegas ou encore Volte / Face, l'acteur s'était depuis quelques années égaré dans des projets indignes de sa stature. Le voici de retour, composant une heure quarante durant une performance étourdissante, à la fois dans sa justesse, ses ruptures de ton et son inespérée portée émotionnelle. Emouvant, Escale à la Nouvelle Orléans l'est à plus d'un titre, d'une sublime Love Story entre McDonagh et une prostituée repentante jusque dans un final prenant à revers le nihilisme sauvage du classique de Ferrara. Un happy end théorique qui sera loin de guérir tous les maux de son protagoniste, Herzog évoquant, à travers une mise en scène en forme de jeu de miroirs, un éternel recommencement. Les cicatrices sont parfois trop vives pour s'effacer aussi facilement, à plus forte raison dans un pays coincé pour une durée indéterminée dans l'instant présent...



